Le rapport sensible à l'image

    Dominique Boccarossa (Bleu le ciel, La vie nue) est un réalisateur à part. Radical et ennuyeux diront certains. Exigeant et libre diront d'autres. En tout cas il est certain que son cinéma, politique et poétique, tranche avec la plupart des films actuellement sur nos écrans. Est-ce pour cela que son dernier film, Ab irato, sous l'empire de la colère (2010) n'a pas encore trouvé de distributeur ?

   C'est donc à la découverte de ce film inédit empreint de réflexions, visions et sensations que nous a invitée la cinémathèque le 23 janvier dernier. Auparavant, Dominique Boccarossa avait fait une intervention à l'école des Beaux-Arts de Tours. Car c'est avant tout un artiste pluridisciplinaire qui peint ses films et ''interroge'' sur les rapports entre espaces, paysages et corps.

    Aurélie Dunouau : Artiste plasticien, peintre à l'origine, comment en êtes-vous venu au cinéma ?

    Dominique Boccarossa : J'ai fait une école d'art, avec ses enseignements divers qui nous amènent naturellement vers le cinéma. C'est évident que le cinéma a en lui toutes les origines artistiques, littéraires, musicales, picturales,...

    Je dirai que ce n'était pas vraiment un hasard mais ce n'était pas obligatoire non plus.

    J'aurais très bien pu rester dans la peinture comme je l'ai pratiquée quelques années. Dès le début, il y avait l'intention de pouvoir exprimer des choses du point de vue artistique et le cinéma a été un moyen qui m'a semblé être le plus proche de mes désirs.

    Le cinéma prend beaucoup plus de temps, c'est un engagement dans le temps plus lourd, ce n'est pas le même rythme non plus.

    Un peintre est dans la longueur du temps moins dans l'immédiateté, et il faut aussi un certain état d'esprit pour s'y mettre.

    Le cinéma, ça prend plus de temps en fonction des moyens dont le film dispose. Moins il y a d'argent plus c'est long à faire. Quand il y a de l'argent, d'autres gens sont délégués pour faire certaines tâches.

    A.D. : A ce propos, de quels moyens économiques disposiez-vous pour « Ab irato, sous l'empire de la colère » ?

    D.B. : Il y a trois types de films : les films commerciaux qui démarrent à 10 millions d'euros et vont jusqu'à l'infini, le cinéma français plus courant qui concerne la majorité des films en France et va de 3 à 5 millions d'euros, et puis les films comme le mien qui a coûté 150 000 euros.

    Après, le temps est compressible, plus un film se fait rapidement moins ca coûte, plus le scénario est approprié, s'y prête et ça coûte moins aussi. Il se trouve que sur ce film il s'est produit une adéquation bienvenue entre moi qui ne trouvait pas d'argent et le scénario qui s'y prêtait.

    Ab Irato c'est un seul décor en extérieur et 5 acteurs.

    150 000 euros ce n'est pas beaucoup, moins d'un dixième de ce qui se fait couramment, en réalité le film aurait dû couter le double si les gens avaient été payés correctement.
Le peu d'argent ne veut pas dire aussi manque de liberté. Sur ce dernier film, je n'ai jamais été aussi libre.

    A.D. : Le scénario d' Ab Irato traite d'un thème d'actualité, une prise d'otages, mais quelle était votre intention avec ce film, que cherchiez-vous à montrer ?

    D.B. : En fait, c'est une allégorie avec un sujet certes contemporain, mais le fait divers est prétexte ; il permet d'élargir les points de vue sur la pauvreté, la richesse, le pouvoir, la dépendance, et puis l'abandon d'un ordre.

    Surtout, avec ce film j'ai abordé une sensibilité que je ne connaissais pas, qui a commencé à exister un peu sur mes films précédents. Il s'est produit un rapport sensible sur le
tournage qui est simplement dû à l'outil : je suis passé au numérique. On avait choisi une petite caméra numérique légère, pour qu'elle puisse être le prolongement, comme le
pinceau d'un peintre, mais un peu mieux, qu'elle soit le prolongement du regard. Chaque plan ne pouvait exister que si moi ou le directeur photo le ressentions, sinon c'était raté.
On est dans un rapport direct avec la matière qui fait qu'un visage, un corps, une expression est le résultat de notre envie de le filmer d'une manière plutôt qu'une autre, dans l'instant.
Ce n'est pas comme une caméra portée, là elle était soutenue, c'est différent. Avec la caméra portée l'incidence sur le filmage est liée au corps, on est plus épais; quand on est
sur le bout du doigt, on est presque comme un musicien. C'est ça qui m'intéressait.

    A.D. : Il semble évident que votre regard de peintre vous guide dans votre manière de filmer...

    D.B. : Ca aide en effet, on a des réflexions qui nous viennent de toute part, on entend l'idée, l'idée de la couleur, des lignes de paysage, des lignes d'espace. On réagit par rapport à un corps, une figure humaine dans un espace. Et c'est surtout le rapport étroit que j'entretiens avec ça, une interaction continue, une alternance, même plurielle, on est dans le mouvement.

    On était très fatigués à la fin d'un plan même s'il n'y en a pas beaucoup et qu'on en a tournés en une seule fois. Mais, si on répète c'est un peu comme le dessin, on va épaissir le trait.

Propos recueillis par Aurélie Dunouau