Robert Bresson et le cinématographe

    « Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur du papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j'emploie, qui sont tués sur la pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l'eau », explique Robert Bresson dans Notes sur le cinématographe, texte majeur dans lequel il développe sa théorie singulière sur le cinéma.

    Le cinématographe est le nom que Bresson donne à son cinéma, se distinguant ainsi des autres productions contemporaines. En 1952, le cinéaste avait accepté de répondre à une enquête des Cahiers du cinéma qui lui demandait de classer par ordre de préférence les films qui l'avaient intéressé. Ce classement est très significatif : La Ruée vers l'or (1925) et Les Lumières de la ville (1931) de Chaplin arrivent en tête, soulignant l'influence du cinéma muet sur son œuvre. En effet, les personnages des films de Bresson parlent peu, et le cinéaste s'intéresse surtout à la gestuelle de ses modèles. Ayant été peintre avant d'être cinéaste, sa manière de filmer et celle de construire le cadre ont gardé la trace de cette approche du monde par la peinture. La question que Bresson se pose constamment est : « comment rendre compte de tel sentiment humain, sans passer par la parole et avec une économie de moyens ? ». Cela explique que les auteurs du muet l'aient largement influencé.

    Autre fait majeur de son œuvre, le recours au texte littéraire. La confrontation à l'adaptation est un point de départ récurrent chez ce cinéaste de l'image et du montage. Après avoir réalisé en 1945 Les Dames du bois de Boulogne d'après le récit enchâssé de Mme de la Pommeraye dans Jacques le fataliste de Diderot, c'est par un récit également préexistant qu'il aborde Le Journal d'un curé de campagne (1951). Cette adaptation dépouillée est fidèle au roman éponyme de Bernanos paru en 1936. Le film tout entier naît de la mise en scène de l'écriture : on voit le curé écrire et sa voix donner vie au texte. Le jeune curé, atteint d'un cancer à l'estomac, tient en effet compte de ses expériences dans un journal pour mieux fixer sa pensée.

    C'est dans ce film que Bresson inaugure le procédé de la voix-off qu'il réutilisera maintes fois, en collant la voix du personnage sur des images le montrant en train d'écrire dans son journal. Le montage est similaire au début de Pickpocket (1959) quand Michel répète en voix-off ce qu'il est en train d'écrire dans un petit cahier à l'ouverture du film : « Je sais que d'habitude ceux qui ont fait ces choses se taisent ou que ceux qui en parlent ne les ont pas faites. Et pourtant moi je les ai faites ». Le recours à l'écriture avait d'ailleurs déjà été utilisé dans Les Dames du bois de Boulogne à travers le motif de la lettre lorsque Melle d'Aisnon écrit au marquis des Arcis à la demande d'Hélène. Cet effet permet de renforcer l'intériorité du personnage, et c'est ce qui intéresse le plus Bresson dans son travail avec le modèle.

    Le « modèle » est le nom que Bresson donne à l'acteur : « Tels qu'ils sont conçus, les films de cinéma ne peuvent utiliser que des acteurs, les films de cinématographe que des modèles », écrit-il dans Notes sur le cinématographe. Le cinéaste a en effet une conception esthétique de l'interprétation qui lui est propre, et qui se définit en deux points majeurs : il n'y a pas d'inflexions théâtrales dans la tonalité de la voix, et il y a en revanche une correspondance profonde entre la personnalité de l'acteur et celle du personnage. Dans Le Journal d'un curé de campagne, Bresson fixe sa conception du rythme et de l'interprétation des personnages. La réalisation précédente, Les Dames du bois de Boulogne, était encore trop artificielle esthétiquement.

    Les dialogues signés par Jean Cocteau contenaient encore un aspect littéraire et une recherche stylistique que Bresson éliminera dans tous ses films suivants, pour toucher à une certaine radicalité dans sa conception du cinématographe en fin de carrière. Le Journal d'un curé de campagne remporta de nombreux prix internationaux, ce qui marqua l'affirmation de la reconnaissance de l'œuvre de Bresson.

    Le Journal d'un curé de campagne est un film qui se compose de petites scènes de la vie quotidienne, qui se manifestent par exemple par des plans sur le tonneau, sur le pain. Cette volonté du cinéaste de filmer le réel passe par la construction d'un discours sur le monde dans lequel on vit. Le curé est installé dans une petite paroisse du nord de la France, à Ambricourt, et ses récits témoignent de la désagrégation profonde de la France rurale et de l'esprit de ses habitants. Bresson cherche, dans tous ses films, à installer le récit dans la vie quotidienne. On remarque qu'il tourne la plupart du temps en extérieur, ce qui accentue la relation directe avec le réel. On pense par exemple à la séquence de la gare dans Pickpocket, tournée gare de Lyon en plein mois de juillet, au milieu de la foule.

    Or, comme il l'écrit dans Notes sur le cinématographe toujours, « le réel brut ne donnera pas à lui seul du vrai », et c'est ainsi que par le cinéma Bresson fragmente, recrée, invente une nouvelle interprétation, pour relever ce problème constant : « faire voir ce que tu vois, par l'entremise d'une machine qui ne le voit pas comme tu le vois ».

Manon BILLAUT