A propos de films italiens récemment programmés

1° La fidélité une fausse question ...

    Alors que l'association Henri Langlois programme Le Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson d'après l'œuvre de Georges Bernanos, il serait utile de s'interroger sur la question de l'adaptation d'œuvres littéraires au cinéma. Cette question traverse toute l'histoire du septième art, non sans poser de problèmes et provoquer des polémiques comme ce fut le cas lorsque François Truffaut, dans son fameux article paru dans les Cahiers du cinéma en janvier 1954, « Une certaine tendance du cinéma français », dénonçait avec force les artifices qu'utilisaient Aurenche et Bost, les deux scénaristes d'alors, pour adapter des œuvres littéraires les plus diverses en les appauvrissant, disait-il, et ce au gré des commandes. 

    Cet article, appelé à être le manifeste de la Nouvelle Vague, fait l'éloge de Robert Bresson qui instaure un véritable dialogue entre son film et le roman de Bernanos, entre lui et le romancier, l'un éclairant l'autre sans que jamais l'un se substitue à l'autre. Jorge Luis Borgès disait que si on connaissait l'influence qu'avait exercée Cervantès sur Kafka, il restait alors à mesurer l'influence que Kafka avait exercée sur Cervantès. Cette boutade souligne, par analogie, les rapports qui s'instaurent entre une œuvre littéraire et son adaptation cinématographique. Cependant elle ne résout pas le problème qui se pose à tout réalisateur qui, s'emparant d'une œuvre qu'il n'a pas créée, se doit de marquer son indépendance à l'égard de son auteur.

    D'où l'éternelle question de la fidélité du film par rapport au roman, question d'ailleurs qui sous-tend souvent celle d'une prétendue supériorité de l'écrit sur l'image et qui finalement conduit à s'interroger sur le sexe des anges !

2° Pourquoi le cinéma adapte-t-il des œuvres littéraires ?

    Cette question se posa dès les origines du cinéma, à une époque où il n'était qu'un spectacle de foire pour un public très majoritairement populaire, analphabète et indiscipliné. Faute de cette reconnaissance, l'industrie du cinéma se devait de se approcher des autres arts, notamment de la littérature. Il n'est pas anodin de souligner que la Bible est le premier livre à être porté à l'écran. Le recours à la littérature, vaste « réservoir » d'histoires déjà écrites va permettre la réalisation de films qui ne se limiteront plus à de simples gags mais offriront à un public plus averti, des intrigues, une narration avec péripéties et rebondissements et qui auront des effets sur la durée des spectacles proposés. Ainsi l'adaptation d'œuvres littéraires devint-elle le moyen pour le cinéma d'être enfin reconnu comme un art appelé à exercer une influence considérable, à vulgariser ces romans réservés jusque là à la bourgeoisie, et à modifier durablement notre perception du monde.

3° L'adaptation pose des problèmes techniques ...

    Adapter une œuvre littéraire au cinéma pose des problèmes techniques qui obligent le réalisateur à des choix fondamentaux qui déterminent son rapport à l'œuvre d'origine, son esthétique et le propos qu'il veut développer.

    Le passage du récit écrit au récit filmique induit un changement sémiologique. Ce qui relève uniquement d'un seul signe, l'écrit, se retrouve être exprimé simultanément, du fait du passage du livre à l'écran, en cinq signes (l'image, l'écrit, le son décomposé en paroles, bruits, musiques) qui entretiennent entre eux des relations de complémentarité ou d'opposition.

    De plus le mode de réception d'un film conditionne son écriture. Parce qu'un texte écrit est constitué de phrases, de paragraphes, de chapitres, de parties, on peut dire que sa lecture est séquentielle : le lecteur reconstruit par son imaginaire, mot après mot l'univers de son auteur. En revanche au cinéma, la lecture est simultanée. Le spectateur est comme happé ou hypnotisé. Il est directement plongé dans le film.

    Il faut également tenir compte que le cinéma est un art de la discontinuité. Il est inutile de tout montrer ou de tout dire. Le spectateur de lui-même reconstruit la continuité tant temporelle que spatiale de l'action représentée parce qu'en fait, montrer une image au cinéma c'est tout simplement sommer le spectateur d'imaginer ce qu'on ne lui montre pas. Cette notion de hors champ qui caractérise le cinéma et qui lui est fondamentale, n'a que peu de sens en littérature. Encore faut-il que le spectateur ne perde pas le fil de l'histoire. Et si le lecteur peut revenir en arrière, cette opération est totalement impossible au cinéma. Le temps de lecture diffère du temps de la projection ce qui conditionne tout travail d'adaptation.

4° L'adaptation engage des processus de transformation :

a) Le lieu et l'époque de l'histoire

    À ces problèmes techniques s'ajoutent des processus de transformation qui concernent d'abord l'histoire elle-même, dans sa diégèse, c'est-à-dire par le choix du lieu et de l'époque représentée. En adaptant le livre de Carlo Levi, le Christ s'est arrêté à Eboli, Francesco Rosi ne procède à aucune transposition. Il tourne sur les lieux mêmes décrits par celui qui fut condamné par le régime fasciste à trois ans de résidence surveillée. Il recrée l'atmosphère d'un village de la Basilicate, à cette époque. Et s'il choisit ses acteurs parmi les paysans de la région, c'est parce que Rosi met ses pas dans ceux de Carlo Levi pour dénoncer l'éternel malheur de ce Sud déshérité.

    En revanche, Luchino Visconti, lorsqu'il porte à l'écran le roman de Giovanni Verga écrit en 1881, I Malavoglia, choisit de transposer l'action en 1948, date à laquelle il tourne La Terre tremble, à un moment où la Sicile connaît des troubles sociaux importants. En situant l'action sur les lieux mêmes décrits par Giovanni Verga, Aci Trezza, un petit port sicilien, en choisissant ses acteurs parmi les pêcheurs locaux, pour interpréter les personnages qui se révoltent contre l'exploitation que leur imposent les mareyeurs, Visconti mêle habilement documentaire et fiction et pose ainsi, avec plus de force et de détermination, la nécessité et l'urgence d'une justice sociale. Ce film s'inscrit alors dans la continuité de ce mouvement né de la Résistance qui aspire à de profonds changements en Italie d'une part et d'autre part du néo-réalisme qui met au premier plan ceux qui avaient été de tout temps relégués dans l'arrière plan, à savoir, les pauvres, les déshérités, les exclus.

    Cette transposition diégétique est beaucoup plus complexe chez Pasolini lorsqu'il réalise Oedipe-roi en 1967 d'après Sophocle. Il insère ce mythe entre un prologue et un épilogue qui se rapportent pour le premier à sa petite enfance, le second au présent du film, comme si l'histoire d'Oedipe n'était que la projection de sa propre existence. Pasolini, qui se considère comme « une force du passé », retrouve dans le désert marocain la Grèce des origines, cette Grèce primitive d'avant la Démocratie et la Civilisation.

    Dans un décor brûlé par le soleil, le mythe s'inscrit alors dans le cadre : tout porte la marque de la fatalité, du destin qui conduit Oedipe vers la déchéance. Il erre dans un désert rocailleux, intemporel. Les personnages arborent des armures de quincaillerie, des masques de coquillages et de raphia. Pasolini fait le choix d'une esthétique fantaisiste, baroque qui mêle culture africaine, tradition aztèque, antiquité sumérienne, et qui marie des chants et des musiques arabes, japonaises ou roumaines. Il brouille les repères spatiaux-temporels pour renvoyer ce mythe à une préhistoire onirique dont la quête névrotique le ramène aux origines c'est-à-dire à la mère lui qui entrevoit dans le mythe d'Oedipe son destin qui le condamne à une vie douloureuse et tragique, projetant ainsi son propre présent dans un passé fondateur.

b) Le choix des personnages

    Pasolini introduit dans son film, un personnage absent chez Sophocle, Angelo, interprété par Ninetto Diavoli, le messager qui le conduit auprès du Sphinx puis vers Jocaste. Ce personnage est présent tout au long de la déchéance d'Oedipe et nous le retrouvons dans l'épilogue où Oedipe, devenu un Tiresias des temps modernes erre dans les rues de Bologne en jouant de la flûte. Ce personnage n'est pas un intellectuel mais un être simple, pur, qui n'est là que pour soulager la souffrance d'Oedipe auquel Pasolini s'identifie, lui le poète maudit, incompris et rejeté qui n'a trouvé qu'auprès des humbles et des plus pauvres la compassion et la compréhension que d'autres lui refusaient.

c) Les péripéties de l'histoire

    Cette liberté que Pasolini prend avec le texte de Sophocle et qui caractérise assez bien les rapports qu'un réalisateur entretient avec les personnages de l'auteur qu'il adapte, se manifeste également dans la conduite de toute narration. Les péripéties qui constituent une histoire peuvent être conservées, supprimées, modifiées et bien sûr certaines peuvent être tout simplement ajoutées.

    Dans La Terre tremble, Luchino Visconti concentre l'action autour du combat que mène son personnage principal qui lutte contre l'oppression des mareyeurs. Sans pour autant s'en écarter, Visconti se livre à une relecture du roman de Giovanni Verga, I Malavoglia. À la lutte contre la fatalité qui s'acharne sur chaque membre de cette famille de pêcheurs et qui les condamne à la mort ou à la misère, dans le roman de Verga, Visconti substitue celle de N'Toni et des siens contre les exploiteurs. Si dans I Malavoglia, les personnages se battent pour la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, leur travail, leurs efforts sont vains, annihilés par les catastrophes, les malheurs qui se multiplient et qui font d'eux des éternels vaincus. En revanche dans La Terre tremble, toute la trame narrative se réorganise et se concentre sur le problème de la lutte des classes et la nécessité d'une justice sociale. En épurant le récit par la suppression d'un certain nombre de péripéties, le film acquiert alors toute son intensité dramatique et le propos de Visconti toute sa capacité à nous convaincre.

d) Le choix du point de vue

    Dans ce même film Visconti a recours à une voix off en italien qui vient se superposer aux dialogues des personnages qui parlent en sicilien. Exigée par les distributeurs, inquiets de la réaction d'un public désorienté, cette voix, tel un récitatif, commente l'image à la manière d'un chœur antique et donne à la narration un caractère homérique pleinement justifié par la tragédie que vivent les personnages. Ce choix pose le problème du point de vue à partir duquel le réalisateur aborde la narration. Le roman écrit à la troisième personne, sans narrateur apparent donne un film à la première personne. Visconti affirme sa présence en tant que narrateur. L'inverse pourrait tout aussi bien se vérifier. Encore faut-il que cet écart puisse se justifier pour ne pas verser dans la facilité !

    Le choix de cette voix off détermine les rapports que les spectateurs entretiennent avec le film. Dans la Terre tremble, ils sont placés en tant que témoins des faits qui s'accomplissent sur l'écran. Aucune identification n'est possible. En aucun cas ils ne peuvent se substituer par la pensée aux personnages. Cette voix off qui tire l'enseignement de la situation représentée, qui de la fiction apparente révèle le documentaire sous-jacent, établit une distanciation toute brechtienne qui permet aux spectateurs de prendre conscience de la nécessité de la lutte face à l'injustice sociale, ce qui donne au film toute sa dimension politique.

    Dans les toutes premières images du film, Le Christ s'est arrêté à Eboli, nous voyons le personnage principal, Carlo Levi, âgé, contempler ses tableaux qu'il a peints lors de son séjour forcé dans ce petit village de la Basilicate.

    Cette voix à la première personne pose le problème essentiel du film, à savoir celui du regard. Carlo Levi a su regarder ces habitants qu'il a côtoyés et appris à connaître pendant près de trois ans tout comme Francesco Rosi a su le faire au cours de toute sa carrière qu'il a consacrée à filmer ces gens du sud de l'Italie. Ce livre autobiographique, le Christ s'est arrêté à Eboli devient un film autobiographique. Le ''je'' qu'utilise Carlo Levi devient le ''je'' de Francesco Rosi dont le film acquiert ainsi sa raison d'être.

e) Mais surtout les enjeux esthétiques et idéologiques

    Cependant toutes ces modifications, ces apparentes libertés que prennent les réalisateurs sur les auteurs dont ils adaptent les œuvres trouvent leur justification dans les enjeux esthétiques et idéologiques dont François Truffaut déplorait le dévoiement dans le travail des scénaristes auxquels il s'en prenait.

    La force du film de Visconti ne consiste pas à imposer aux spectateurs cet idéal communiste qui guide ce réalisateur au moment où il réalise La Terre tremble. Au contraire. Il conduit les spectateurs vers cette prise de conscience nécessaire afin que cet idéal soit partagé. N'Toni, alors qu'il est rejeté de tous après son échec, qu'il connaît la misère la plus noire, comprend tout le sens de son échec. Il a échoué parce que son combat était solitaire. Il ne pourra s'en sortir, que si la solidarité unit les pêcheurs dans la lutte, gage de jours meilleurs pour tous. En s'écartant du fatalisme de Verga qui condamnait ces misérables à n'être que des éternels vaincus de l'histoire, le film porte l'idée que l'espoir se construit dans la souffrance, épreuve nécessaire pour que l'idéal communiste soit la raison de vivre de tous. Visconti s'approprie l'œuvre de Verga sans la trahir pour autant. Il nous en donne la lecture que pouvait en faire un homme qui a connu la Résistance, qui partage l'idéal né de ce mouvement de libération et qui exprime ce qu'un auteur de la fin du XIXème siècle ne pouvait entrevoir dans le contexte social et politique de l'époque.

    On pourrait alors établir un parallèle entre ce film et celui des frères Taviani, Kaos d'après les Nouvelles pour une année de Luigi Pirandello qui compose sans aucun ordre apparent, une œuvre qui aurait dû dans le projet initial compter autant de nouvelles que de jours dans l'année. Les frères Taviani, et cela explique en partie le titre de leur film, essaient, en choisissant d'adapter trois nouvelles, de mettre de l'ordre dans ce chaos et de révéler le sens caché de cette œuvre littéraire.

    Le premier récit, L'autre fils raconte l'histoire d'une mère, Maragrazia, qui voudrait reprendre contact avec ses deux fils partis quatorze ans auparavant en Amérique. À chaque départ de nouveaux émigrants, elle tente de confier à l'un d'entre eux une lettre qui reste toujours sans réponse. Mais elle a un troisième fils qu'elle hait et dont elle raconte l'histoire à un médecin venu accompagner les candidats au départ. Le jeune homme né d'un viol perpétré par un brigand libéré à la suite de l'expédition de Garibaldi, a les traits de son père, d'où son rejet par sa mère. Maragrazia qui a subi la mort barbare de son mari et la violence charnelle des brigands, nous apparaît comme une vraie victime de l'Histoire, au même titre que ces paysans poussés à l'émigration par la misère.

    Progressivement les deux autres épisodes dessinent une prise de conscience de la part de ce monde paysan qui peut aller jusqu'à la prise de pouvoir.

    Dans le deuxième épisode, intitulé Le Mal de lune, l'histoire met en scène des personnages arriérés qui croient aux sortilèges de la lune. Mais les frères Taviani transforment quelque peu la fin du récit pour insister sur la capacité de ces paysans à surmonter leurs peurs, à triompher par la solidarité des forces obscures qui les maintiennent dans une arriération des plus archaïques.

    Le troisième épisode, Requiem, retrace le combat qui oppose la noblesse féodale aux paysans siciliens qui défendent leur dignité d'êtres humains. Ils ont acquis par leur travail la terre sur laquelle ils vivent mais leur propriétaire leur refuse le droit de s'y faire enterrer. Si chez Pirandello, la nouvelle s'achève par la défaite des paysans, les frères Taviani permettent aux paysans d'atteindre leur but, de réaliser ce que l'on pourrait qualifier de révolution paysanne.

    Ainsi Pirandello comme les frères Taviani racontent avec compassion la misère de ces paysans siciliens soumis à l'adversité des propriétaires et d'un Etat qui les maintiennent dans une arriération et dont les superstitions qui les habitent en sont les signes évidents. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Les frères Taviani dépassent néanmoins le pessimisme de Pirandello et insistent sur la solidarité qui permet aux hommes de ne pas perdre espoir, de ne pas céder face à la souffrance et de garder confiance dans la vie qui mérite d'être vécue. Si Pirandello écrivait pour des lecteurs de son temps, à un moment de l'histoire où le désenchantement l'emportait sur l'espoir qu'avait pu faire naître le Risorgimento en Italie, les frères Taviani sont nos contemporains et ont appris, au cours du XXème siècle, à surmonter ce défaitisme auquel était condamné Pirandello pour partager avec Gramsci une conception plus optimiste de l'existence qui veut que l'homme, sous l'effet d'une force qui le pousse dans sa quête du bonheur, parvienne à venir à bout de tous les obstacles.

5° Pour une définition de l'adaptation ...

    Au-delà de toutes les transformations que le cinéma impose à la littérature dans un processus d'adaptation, ce qui importe d'abord c'est le propos que le réalisateur veut tenir. Adapter une œuvre littéraire à l'écran équivaut à une lecture et à une interprétation de cette œuvre. Si le réalisateur se doit de marquer son indépendance par rapport à l'auteur, il ne doit pas se substituer à lui. Le film n'efface pas le livre. Il n'en est pas non plus son illustration, ce qui serait très réducteur pour lui. Il doit au contraire nous renvoyer à lui. Ainsi adapter un livre au cinéma, c'est instaurer un dialogue entre deux œuvres qui s'enrichissent mutuellement au contact l'une de l'autre. C'est ce que réussit Robert Bresson dans Le Journal d'un curé de campagne lorsqu'il porte à l'écran le roman de Georges Bernanos et c'est ce que François Truffaut a très bien souligné dans son article.

    Il convient alors de rappeler à bon nombre de scénaristes et de réalisateurs, qu'en adaptant une œuvre littéraire ils doivent servir cette œuvre et non pas s'en servir.

Louis D'Orazio