De la libération à La traversée de Paris (Première Partie)

    Le cinéma français n'est pas très florissant dans l'immédiat après-guerre. Pour la plupart, les salles d'exclusivités parisiennes ont été fermées par les comités d'épuration, les studios sont désertés et les recettes proviennent essentiellement des films américains que les studios hollywoodiens déversent abondamment. Un premier accord de contingentement est signé avec les Etats-Unis (par Blum en 1946) mais il est très mal accueilli par la profession et une grande manifestation est organisée à Paris le 04 janvier 1948 par les techniciens et les réalisateurs de cinéma. Les spectateurs sont informés du problème par des interventions lors des projections en salle. Autant-Lara est de ceux qui s'investissent totalement dans ces actions.

    La contestation radicale des syndicats communistes finit par payer et le gouvernement réagit par la signature de nouveaux accords, dits Blum-Byrnes, du 16/09/1948 qui instaurent diverses mesures de protection de la production française telles que :

  • Une loi d'aide temporaire
  • Une taxe additionnelle au prix des places
  • Une autre taxe de sortie des films
  • La création, grâce à ces taxes, d'un fond spécial d'aide temporaire qui verse une prime à la qualité aux films (la gestion en est assurée par le CNC)

    C'est ce fond d'aide temporaire qui sera transformé le 24 juillet 1953 en fonds de développement de l'industrie cinématographique, système qui fonctionne encore aujourd'hui et qui a permis au cinéma français de survivre pendant toutes ces années (Mais dont la pérennité n'est nullement assurée, le gouvernement Fillon ayant décidé de limiter les fonds qui pouvaient être alloué au CNC pour ses missions).

    De 1944 à 1946, Claude Autant-Lara participa à ces luttes avec beaucoup d'énergie et beaucoup de véhémence se considérant « comme un porte parole pour tout ce qui ne va pas, un artiste et une sentinelle qui doit donner l'alarme ». Il n'est pas impossible qu'il s'y fit quelques ennemis, de tous bords, qui ne lui pardonnèrent pas ses prises de positions.

    En 1946, il tourne Sylvie et le fantôme (avec Jacques Tati dans le rôle du fantôme) qui est une tentative de comédie fantastique dans laquelle il cherche à retrouver l'esprit des jeux esthétisants qui amusaient l'avant-garde des années 20. Mais la magie n'opère pas vraiment malgré la consécration d'Odette Joyeux en tant que vedette féminine de premier plan dans cet immédiat après-guerre. Mais peu reconnaissante envers son Pygmalion – c'était leur quatrième film ensemble - elle va rompre cette relation pour épouser le chef-opérateur, Philippe Agostini (son collaborateur depuis Le Mariage de Chiffon en 1942).

    Aucun de ces trois là ne s'est expliqué sur l'état de leurs relations personnelles mais ils ne se retrouveront jamais sur le tournage d'un film.

    Sylvie et le fantôme reste un film de transition, auquel fut reproché une certaine mièvrerie.

    À partir de 1947, avec la réalisation du Diable au corps, toutes les thématiques, toutes les lignes de force qui vont désormais sous-tendre son œuvre, apparaissent clairement et vont constituer l'ossature reconnaissable de chacun de ses films. C'est aussi à cause de ce système de valeur qu'il appliquera sans discontinuer que se lèveront si souvent contre lui les esprits bien pensants, qu'ils soient de droite, ce qui serait dans l'ordre des choses, mais aussi de gauche, ce qui, d'ailleurs, identifie un esprit vraiment libre.

    Ces lignes de force seront : Premièrement, le cinéma est un art populaire pour Autant-Lara et cette caractéristique implique pour lui un devoir de vulgarisation des grands classiques de l'art qu'il estime fondamental : la littérature. Il travaillera donc essentiellement sur des adaptations de romans ou de pièces de théâtre avec le souci primordial de les rendre accessibles aux spectateurs du samedi soir. Sa longue collaboration avec Aurenche et Bost démontre leur authentique complémentarité de vue et donc une grande complicité envers cet objectif.

    Deuxièmement, il est un homme de studio. Pas question pour lui de s'aventurer dans les aléas des tournages extérieurs plus ou moins improvisés, la technique n'étant que la partie obligée du travail de création, confiée à des professionnels qui savent utiliser cette ''qualité'' française qu'il découvrit pendant la guerre et à laquelle il se ralliera toujours. Habitué aux conditions de tournage des temps de l'occupation où, pour des raisons d'économie, il fallait avoir une très grande précision dans la préparation des tournages. Il en gardera toujours la méthodologie. Il fera de ces contraintes un style qui sera évidemment l'anti-thèse du bricolage de cette nouvelle vague qui est en train d'éclore mais qui néglige le coté technique pour faire surgir une éventuelle spontanéité. Chez lui la caméra est objective et s'interdit tout effet visuel qui ne serait pas commandé par la progression du récit (Le rouge et le noir). Elle est un miroir qui substitue une mécanique visuelle à la mécanique des mots (Occupe-toi d'Amélie).

    Troisièmement, tout sujet faisant l'objet d'une adaptation doit se faire porteur des luttes que lui, cinéaste, entend mener contre les différentes institutions qui entravent la liberté de vivre et la liberté morale. Autant-Lara, qui s'en serait peut-être défendu, est un moraliste et comme pour tout moraliste son regard sur l'être humain est tout à la fois d'une infinie tolérance et quelquefois profondément dogmatique. Au nom de la lutte de classes, il stigmatisera constamment les difficultés pour s'en affranchir et soulignera la vanité des efforts destinés à gravir les échelons de cette caste bourgeoise dont il livrera constamment une satire virulente.

    Le Diable au corps, tourné en 1947, constitue la charnière séparant un Autant-Lara au tempérament certes un peu acide mais respectant globalement les conventions formelles de l'époque et celui qui désormais ne laissera plus de place au conformisme et à la tiédeur. Chacun des films qu'il va désormais réaliser se heurtera pour des raisons différentes, mais toujours par réaction, à la bien-pensance, au conservatisme et fera l'objet de polémiques, soit au sujet du contenu, soit au niveau de la forme. Il fera même l'objet d'attaques virulentes des jeunes critiques des Cahiers du Cinéma, Truffaut particulièrement, qui en firent, avec Carné, Clair, Clément et quelques autres, le bouc émissaire de leurs revendications formelles. C'est une situation dont il souffrira beaucoup.

    Le Diable au corps déclenchera une des plus grande polémiques de ces années d'après-guerre, boycotté par les ligues catholiques et les anciens combattants qui n'acceptaient pas la vision du soldat cocufié par un collégien cynique et amoral comme on peut l'être à 17 ans. La centrale cinématographique déconseilla fortement d'aller voir le film. En fait, cette banale histoire d'adultère choqua précisément par son aspect réaliste et la vérité psychologique qu'il sut donner à ses personnages. Plus qu'un pamphlet pacifiste, c'est un regard sans concession que le cinéaste portait sur une jeunesse insouciante de la guerre et pressée de vivre. Ce thème sera repris plusieurs fois par Autant-Lara (Le Blé en herbe, En cas de malheur, Les Régates de San Francisco...)

    Avant même sa sortie en salle, par peur de la censure, la production tenta de charcuter le film (remontage, scènes écourtées ou coupées) et il fallut la pression de la CGT (Syndicat des techniciens du film) qui menaça de déclencher une grève générale pour que ce sabotage soient abandonné. A bon escient d'ailleurs puisque Gérard Philipe et Micheline Presle attirèrent malgré tout le public et que le film obtint le prix de la critique au festival du Film et des Beaux-Arts de Bruxelles, Gérard Philippe y gagnant, lui, le prix d'interprétation masculine.

    Cette virulence censoriale, difficile à comprendre aujourd'hui, nous rappelle que dans les années 50, existait encore un curieux débat national sur l'accessibilité du cinéma à tous les spectateurs. La censure encore présente et assez rigoureuse veillait ''à protéger'' le public contre un certain type de cinéma et elle entendait maintenir une grande vigilance envers ce qui pouvait être rendu accessible à la jeunesse. Le pouvoir conservateur et bourgeois, toujours abrité derrière une hypocrisie de nature religieuse trouvait alors un puissant allié dans le parti communiste, alors puissant (20% des électeurs) qui aidait volontiers à maintenir des mœurs rigides (stigmatisant les perversions capitalistes et surtout américaines) et qui sous prétexte de défendre la jeunesse se livrait à une guerre économique très ambiguë, et en tout cas aussi hypocrite que celle qui existait avant guerre.

    Mais la vérité était que la bourgeoisie des années 50 était redevenue assez sûre d'elle-même pour imposer ses valeurs et ses critères et qu'elle ne tenait guère à la diffusion d'idées différentes.

    À noter que c'est par Le Diable au corps que s'entama la longue collaboration avec le décorateur Max Douy avec qui une très grande complicité perdurera jusqu'en 1969.

    L'engagement de Claude Autant-Lara dans le syndicalisme sera pour lui un combat idéologique important. Il sera pendant 7 ans le patron du Syndicat des techniciens du film (CGT) qui l'avait tant défendu pour Le Diable au corps, siégera à la direction de la Fédération Nationale du spectacle et, à partir des années 50, sera le secrétaire général de l'association des Auteurs de films dont le Président était alors Raymond Bernard. Très ancrées à gauche, les actions syndicales visaient principalement au retrait des troupes américaines du territoire français et combattaient les pressions que celles-ci exerçaient en sous-main sur l'industrie du cinéma et la distribution des productions hollywoodiennes.

    Lorsqu'il tourne Occupe-toi d'Amélie, en 1949, il est pleinement engagé dans ces organisations mais cela ne l'empêche pas de retrouver un ton de comédie, adaptant selon ses principes un vieux ''boulevard'' de Feydeau qu'il fera glisser vers une grinçante critique de la IIIème république avec ses personnages fantoches et caricaturaux. Max Douy obtint le prix du meilleur décor au festival de Cannes cette année là.

    Il s'agit encore d'une collaboration avec le scénariste et dialoguiste Jean Aurenche, auquel s'adjoignait souvent Pierre Bost, qui avait débuté en 1942 avec Le mariage de Chiffon et qui durera jusqu'en 1973 (avec la série télévisée Lucien Neuwen) au point que les deux hommes resteront indissociables sur le plan créatif. Il est évident qu'une grande identité de vue les unissait tant sur le plan dramatique que sur le plan philosophique. Occupe-toi d'Amélie, récemment ressorti s'avéra particulièrement représentatif du cinéma d'Autant-Lara et du travail d'adaptation de Jean Aurenche car ils insèrent dans la pièce, avec une grande adresse un incrément sémantique subtil qui est une réflexion sur l'activité créatrice en général et sur les limites parfois étroites entre le théâtre (et le cinéma) et la vie, entre la fiction et la réalité.

    À cette époque, Jean Quéval décrivait ainsi Autant-Lara : il a : «... l'œil bleu, la voix douce, le teint fleuri, l'accueil aimable et la corpulence de la cinquantaine fringante. Sa tenue de plateau : pantalon de velours pull-over à col roulé et casquette sur la tête, fait immédiatement penser à un ouvrier à sa tâche, consciencieux et méticuleux ».

(A Suivre ...)

Alain Jacques Bonnet