Quelques mots très personnels sur Rohmer

    Je n'ai jamais connu Rohmer (1920-2010), je ne suis pas spécialiste de son œuvre que je n'ai pas encore vue intégralement et l'article qui suit ne prétend nullement en faire une analyse exhaustive; je m'en suis d'ailleurs longtemps fait, peut être comme d'autres, une idée préconçue d'un cinéma assez bavard et intellectualisé.

    Pourtant d'où provient ce trouble profond que je ressens lorsque je visionne certains de ces films ? Non pas tant ceux issus de ces adaptations littéraires (La marquise d'O de Heinrich Von Kleist 1976) ou historiques (L'anglaise et le duc 2001 ou Triple agent en 2004) , mais surtout ceux issus de la série des six contes moraux (Ma nuit chez Maud 1969) ou des six Comédies et Proverbes ( Le rayon vert en 1986) ou encore de ces contes des quatre saisons des années 90, que la Cinémathèque de Tours nous a permis de revoir récemment.

    Se poser cette question très subjective et presque intime c'est aussi prendre conscience et souligner à quel point le cinéma en général, et celui de Rohmer en particulier, développe en nous des émotions puissantes qui nous interpellent et nous remuent.

    Mais puisque le cinéma de Rohmer semble davantage parler à notre affect qu'à notre raison il ne peut pas se laisser réduire à une analyse de film aussi brillante et documentée soit-elle. Et ce n'est pas là le moindre des paradoxes pour un cinéma que l'on définit souvent comme un cinéma brillant, savant et intellectualisé.

    Le cinéma de Rohmer me parle comme si il me renvoyait à des moments de mon existence, des moments de doute, d'attendrissement, de choix, d'espoir, de désillusion... Ce lien que le cinéma de Rohmer a su créer fait que j'appartiens sans doute à la communauté de son public. Rohmer disait lui-même : « je préfère travailler pour une assistance réduite mais fidèle, plutôt que pour des spectateurs nombreux et versatiles » (Le nouvel observateur avril 1990). Le cinéma de Rohmer n'est pas un cinéma de masse, soit !

    Est-ce l'intelligence de son œuvre cinématographique qui m'attire alors ? Lorsque l'on ouvre un dictionnaire du cinéma au sujet de Rohmer l'on y trouve souvent les mots rigueur, élégance, froideur, naturel des jeunes acteurs et actrices, équilibre entre naïveté désarmante et artificialité affectée. Rohmer y est présenté comme le Musset ou le Marivaux du septième art.

    Au sujet de Conte de printemps en 1990 Claude Baignères du Figaro écrivait « Eric Rohmer est le poète de l'impression qui passe, du rien imperceptible qui déplace toutes choses ».

    Tout ceci est sans doute vrai mais ce n'est pourtant pas ce qui peut expliquer ce qui me trouble, moi comme d'autres, dans une grande partie de son œuvre cinématographique.

    L'œuvre de Rohmer qui m'a été donnée de voir à travers ses contes moraux, ses comédies et proverbes, ses quatre saisons me semble pourtant avoir une constante : il s'agit d'un cinéma qui tente de filmer des personnages toujours à la recherche de l'autre (à commencer par sa tendre moitié), en attente d'un bonheur ou de ce qu'ils espèrent être le bonheur. Cette attente est parfois vécue de façon plus ou moins douloureuse et confine avec un certain état de dépression comme semble le vivre Delphine l'héroïne du Rayon vert. Mais les personnages de Rohmer apparaissent comme des personnages toujours libres d'espérer, d'agir, de se tromper, et fondamentalement jaloux de cette liberté. Dans Conte d'Hiver, Félicie, qui a fait le choix de rejoindre Maxence patron d'un salon de coiffure à Nevers, est blessée par le mot de « Patronne » qu'emploie ce dernier pour la désigner à son personnel. Ce mot l'emprisonne, la rattache à cet homme et Félicie, qui n'a pas désespéré de retrouver son premier amour, quittera brutalement Maxence. Tous les personnages de Rohmer sont des êtres libres et le chassé-croisé amoureux qu'ils vivent parfois témoignent de cette liberté.

    Il s'en suit que l'on découvre là un autre paradoxe de Rohmer et de ses personnages. Cette liberté affichée et vécue a quelque chose de profondément moderne et elle contribue à faire voler en éclat les cadres de la famille tels que certains chrétiens pourraient la définir. Ma nuit chez Maud en 1969 est à cet égard symptomatique : Françoise, saine jeune fille catholique et pure que le personnage principal rencontre à la messe et dont il décide d'en faire sa femme, n'est autre que la maîtresse du mari de Maud qui, attire également ce même personnage principal, puisque la fin programmée de son mariage en fait une femme « libérée ». Curieux jeu de chaise musical, de place à prendre, de chassé-croisé des sentiments, une certaine morale de la famille chrétienne ne sort jamais tout à fait indemne des films de Rohmer. En ce sens l'œuvre « des contes moraux » de Rohmer (1962-1972) accompagne les transformations socioculturelles de la société française.

    Pourtant il n'en est pas moins évident que ces personnages ''rohmériens'' toujours à la recherche de l'autre, en attente d'un bonheur à construire, sont, in fine, habités par l'espérance chrétienne. Cette liberté d'agir, d'aimer, d'espérer, de se tromper, en un mot de faire des choix qui engagent, renvoie également au libre-arbitre chrétien tel que saint Augustin a pu le définir.

    C'est ce rapport implicite à une certaine vision de l'Homme, un être destiné à aimer et espérer qui fait transparaître l'attachement aux valeurs chrétiennes qui caractérisait également fondamentalement Eric Rohmer.

    Mais le charme envoûtant des films de Rohmer ne repose pas seulement sur ses personnages, il opère également étrangement à travers ses décors naturels et ses lieux de tournage. Rohmer disait lui-même, qu'à partir de L'amour l'après midi qui clôt les contes moraux : « j'ai conçu mes films en fonction des lieux et non plus les lieux en fonction des films ». (Interview à Télérama avril 1990). Comme on le sait Rohmer tournait en décor naturel avec peu de moyens (ce n'est pas un cinéma d'effets spéciaux !) et à moindre coût, ce qui contribue à expliquer la viabilité économique de sa société de production « Les films du Losange » qui produisit à partir de 1963 presque tous ses films. Rohmer filme ainsi ses personnages dans les rues des villes, sur la plage, dans les transports en commun, avec un tel naturel, qu'il déplace parfois notre attention de spectateur, des acteurs (souvent peu connus) aux lieux mêmes où se déroule l'action. Ces personnages d'ailleurs très souvent en déplacement, en voyage, se fondent ainsi dans l'espace géographique qui occupe toujours une importance singulière dans les films de Rohmer ; il ne s'agit pourtant jamais d'un espace géographique « spectaculaire » et particulièrement photogénique mais au contraire très commun : la place de la Jaude à Clermont-Ferrand dans Ma nuit chez Maud, la gare de Biarritz et le front de mer de Biarritz dans Le rayon vert ; les rues de Nevers ou la place du marché de Gif- sur-Yvette dans Conte d'Hiver, Granville dans Pauline à la plage, etc .... D'une certaine façon ce procédé opère une certaine identification entre le spectateur (qui a un peu voyagé en France ?) et le personnage : c'est aussi pour cela que le cinéma de Rohmer nous parle, me parle. Le cheminement des personnages de Rohmer dans l'espace français est aussi le reflet d'un cheminement intérieur qui les conduit à faire des choix (amoureux ou autres), et ces déplacements ne sont d'ailleurs que les reflets de ces choix. C'est parce qu'il filme ses personnages agissant ou dialoguant entre eux, toujours en adéquation avec des lieux, qui tiennent une place évidente dans ses films, que le cinéma de Rohmer témoigne aussi d'une certaine géographie, certes limitée et enracinée à l'espace français. Le cinéma est aussi, par nature, un témoin des mutations des sociétés et de leurs espaces : le cinéma de Rohmer en constitue un parfait exemple.

    En ce sens il attise la curiosité et éveille l'intérêt du géographe. Ne pourrait-on pas faire une thèse sur la géographie dans l'œuvre de Rohmer comme il en existe une sur la géographie dans l'œuvre de Jules Verne ? Curieusement ces deux auteurs ont d'ailleurs donné à l'une de leurs œuvres un titre commun : le rayon vert.

    Par ailleurs Rohmer filme l'espace géographique, comme la vie de ses personnages, avec une telle simplicité un tel naturel cinématographique que cela peut sonner, en apparence, assez faux et apparaître artificiel. Un soir alors que je sortais des Studio de la projection de Conte d'automne (1998) j'entendis des jeunes filles se moquer gentiment du ton des acteurs dans le film, ton qu'elles jugeaient assez emprunté notamment lors d'une scène de première rencontre entre deux protagonistes après un rendez-vous donné par petite annonce. Je comprends assez bien ce qu'elles voulaient dire.

    Le cinéma est le monde de l'apparence, du jeu, de l'expression des sentiments. Le paradoxe (car c'en est encore un) est que le cinéma de Rohmer n'est pas un cinéma du jeu, un cinéma de l'apparence des êtres et des choses, de l'apparence des paysages photogéniques. Il sonne fondamentalement juste ou plutôt il cherche à sonner juste (mais il faut peut être un peu de maturité affective pour s'en rendre compte), il ne ment pas, il ne cherche pas à tricher, il est aussi lui-même dans cette quête du vrai. Rohmer poussa d'ailleurs cette expérience à son paroxysme dans Le rayon vert où aucun dialogue n'était écrit. C'est précisément cette liberté totale de ton qui peut dérouter et nous faire prendre pour artificiel ce qui ne l'est aucunement.

    Dans les films de Rohmer de nombreuses scènes de repas ou de préparation de repas reviennent, les personnages se déplacent en automobile ou en train, marchent dans les rues, dialoguent, philosophent (l'allusion au célèbre pari de Pascal est présent dans Ma nuit chez Maud et revient dans Conte d'hiver) se perdent, se cherchent, se retrouvent. Les films de Rohmer sont des hymnes à la vie et aux mystères de la vie. C'est peut être pour cela qu'ils nous troublent autant ?

    Peu de cinéastes sont capables, à travers leurs œuvres, de nous interpeller au plus profond de nous même et de nous entraîner dans des nuits sans sommeil à repenser et à cogiter sur ce que nous venons de voir. Eric Rohmer est incontestablement, pour moi, l'un de ceux-ci.

Eudes Girard