Le rapport à l'invisible !

Alain J. Bonnet : En 2008, vous avez écrit un livre sur Robert Bresson (Editions Cahiers du Cinéma), comment positionnez-vous le film Journal d'un Curé de campagne dans son œuvre ?

Jean-Michel Frodon : C'est le troisième film de Robert Bresson après Les Anges du péché et Les dames du Bois de Boulogne et il marque véritablement une progression dans l'élaboration de sa mise en scène, de sa manière de filmer, soit de son propre style, ce qu'on peut repérer très clairement avec ces trois films. On peut dire qu'il atteint alors un seuil très élevé dans cette conception très particulière du cinéma qui fait qu'un film de Bresson ne ressemble à un film de personne d'autre.

    Par ailleurs ce premier film très personnel est paradoxalement une adaptation extrêmement fidèle du roman de Bernanos, adaptation qu'il a entièrement contrôlée. Pour ce film il n'a plus la présence de quelqu'un d'autre, comme celle de Giraudoux pour Les anges du péché ou de Cocteau pour Les dames du Bois du Boulogne qui pesait forcément sur le jeune cinéaste qu'il était, même s'il ne se laissait pas faire et imposait ses vues. Mais là, c'est différent, il est entièrement maître à bord d'autant que Bernanos l'avait choisi lui, après avoir refusé deux adaptateurs chevronnés, Jean Aurenche et R.P. Bruckberger, qui l'un et l'autre voulaient adapter Journal d'un curé de campagne. Bresson avait donc entière carte blanche et cela se sent dans cette invention de son style personnel.

A.J.B. : Vous avez précisé plusieurs fois que vous étiez autant journaliste que critique, ce qui sous-entend des rapports directs avec des cinéastes, des producteurs, des acteurs, enfin tout le ''monde'' du cinéma. Comment dans ces conditions faire cohabiter les amitiés, les complicités, ou au contraire les antipathies et les rancunes avec l'objectivité requise par la critique d'une œuvre ?

J.M.F. : Et bien il n'y a pas d'objectivité ! Mais je crois que ce que j'écris sur une œuvre vient de ce que j'ai ressenti face à cette œuvre. Mais il serait absurde et mensonger de dire qu'on voit une œuvre dans une sorte de cloche ou de bulle étanche ou rien n'interfère. Car il y a énormément de paramètres qui interfèrent, y compris ce que l'on a mangé à midi ou les films qu'on a vu précédemment qui peuvent influencer. Et puis on sait des choses sur le réalisateur (même si je ne le connais pas personnellement) à cause de ses films précédents ; on a des attentes, des espoirs, certaines préventions... En aucun cas il n'y a un regard éthéré du critique qui serait dans un environnement pur. À partir de là, ce que j'essaie de faire en tant que critique c'est de partir de mes émotions de spectateur et, par l'écriture, de partager quelque chose, idéalement on pourrait dire une pensée, une réflexion, avec les lecteurs.

    Bien évidemment il peut arriver que l'on soit amené à écrire des choses qui créent un problème avec la personne qui a fait le film et que je peux connaître par ailleurs. Je me suis fâché avec quelques personnes que j'aimais bien ! Quelquefois je me suis fâché pour un mois, quelquefois nous le sommes encore...

A.J.B. : Vous êtes très impliqué dans des cercles de réflexions autour du cinéma, dont certains que vous avez même créés. Cela correspond-il à des préoccupations politiques au sens générique du terme c'est-à-dire l'inscription du cinéma dans la société ?

J.M.F. : Ce sont clairement des préoccupations politiques dans le sens que vous indiquez, et au double sens qui fait que le cinéma aide à comprendre la société dans laquelle nous vivons. J'ai envie, je souhaite, j'aime que ma relation au cinéma soit une manière de comprendre au mieux la réalité dans laquelle on vit, qui peut-être d'ailleurs aussi bien une réalité affective, dans sa famille, avec ses enfants, que la réalité dans le pays ou dans le monde globalisé où il y a aussi des Chinois, des Brésiliens, des Africains.... et que le cinéma nous aide à percevoir de façon importante.

    Et puis il y a aussi des actions concrètes, de l'action politique où le cinéma a sa place, à mes yeux, et où il est important de construire cette place parce que cela n'est pas reconnu comme tel. L'exemple le plus évident aujourd'hui, qui ne l'était pas hier, c'est cette construction dans le monde de l'éducation où le cinéma a conquis sa place. Mais il reste le monde non-scolaire avec les enfants et tout ce qui fonde l'action culturelle au sens large. La formule est un peu réductrice et ne dit pas l'importance des enjeux et l'intérêt collectif de ce qui est susceptible d'être mobilisé par le cinéma, ou avec le cinéma, dans l'entreprise, les prisons, avec les personnes âgées, dans les cités, dans les campagnes, etc.

    C'est donc à la fois comme spectateur mais aussi comme acteur et interlocuteur que je suis de ces gens qui ont une action dans la sphère publique au sens large ! Cela fait partie des possibilités désirables du cinéma.

A.J.B. : Vous semblez être attiré par le cinéma chinois auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages. Qu'est ce qui vous fascine dans ce cinéma ?

J.M.F. : Je considère qu'un des aspects de mon travail est d'être attentif à ce qui se fait de nouveau, de significatif, de riche de sens dans le cinéma mondial. Nous avons vécu depuis un quart de siècle un bouleversement de ce qu'on pourrait appeler la planète cinéma. Pendant très longtemps, le cinéma mondial que nous percevions était un cinéma ''blanc'' qui se faisait entre Moscou et Los Angeles avec éventuellement quelques Japonais. Au début des années 80 il y a eu une explosion de la planète cinématographique avec des productions qui concernaient beaucoup de pays du monde mais avec une région particulièrement dynamique, créative, qui est la façade pacifique de l'Asie et plus particulièrement le monde chinois, c'est à dire la République populaire de Chine, Hong Kong et Taiwan qui, ensemble, constituent une incroyable masse de propositions cinématographiques, extrêmement différentes entres elles, extrêmement nombreuses en quantité, extrêmement originales par rapport à ce qu'on connaissait auparavant dans le cinéma. Ce ne sont pas les mêmes histoires, pas les mêmes manières de les filmer, ce ne sont pas les mêmes corps d'acteurs, pas les mêmes rythmes, pas les mêmes couleurs, et tout cela enrichit le cinéma mondial.

    La place de quelqu'un qui essaie d'observer ce qui se passe dans le cinéma en général consiste très naturellement à prendre acte de cela, d'y aller voir. C'est aussi la dimension journalistique, celle du reporter. Je suis personnellement allé en Chine pour la première fois en 1986, au moment où apparaissait la 5ème génération et j'ai rencontré à Taiwan des gens que je considère parmi les plus grands artistes de l'histoire mondiale du cinéma, notamment deux réalisateurs taiwanais : Hou Hsiao-hsien et Edward Yang.

    Donc, tout cela provoque tout d'un coup un bouleversement complet, parce que ces gens-là ont transformé l'ensemble du cinéma et qu'on ne fait plus, ni en France, ni à Hollywood, le même cinéma qu'avant à cause d'eux. L'exemple le plus grossier mais qui n'est pas neutre, c'est que plus personne ne se bat au cinéma de la même manière depuis Bruce Lee. Il a changé la façon de se battre au cinéma dans le monde entier. Autre exemple, le cinéma d'action de Hong Kong a changé le rythme, le son, le montage, et énormément d'autres choses, dans toutes les scènes d'action du cinéma mondial.

A.J.B. : Pierre Billard, votre père, joue un rôle important dans l'univers ''cinéphilique'' depuis les années 50. Son influence fut-elle primordiale sur votre choix professionnel et sur vos ''goûts'' cinématographiques ?

J.M.F. : J'ai grandi dans une maison où mes deux parents s'occupaient de cinéma car c'était aussi le cas de ma mère. Il serait stupide de prétendre que cet environnement n'a pas eu d'effet. J'ai été très jeune ce que l'on peut appeler un cinéphile, c'est-à-dire que je suis allé beaucoup au cinéma. Mes parents m'y ont aussi emmené mais pas énormément. Néanmoins je baignais dans un univers où l'on parlait souvent de films et il y avait des gens de cinéma qui venaient à la maison, au moins deux dont je me souvienne : Jean-Pierre Melville, qui était un ami de mes parents et chez qui on allait en week-end, rue Jenner ! C'était une personnalité marquante pour un petit garçon ! Et puis Antonioni qui venait chez mes parents au début des années 60. Il serait stupide de dénier cette influence !

    Adolescent je suis allé énormément au cinéma mais, à la fin de ces années 60, dans une relation extrêmement opposée à mon père. Ce n'était pas n'importe quelles années : 68 et suivantes, mon enthousiasme cinéphile et mes choix rigoureux n'étaient pas vraiment partagés mais j'avais une certitude : celle de ne jamais faire le même métier que mon père... Ce par quoi j'ai d'ailleurs commencé car j'ai eu d'autres métiers avant de faire le critique de cinéma dont je n'avais vraiment aucune envie. Cela ne m'était jamais passé par la tête !

    Jusqu'au début des années 80 où mon père, qui était rédacteur en chef de la partie culturelle du journal Le Point, s'est trouvé confronté aux problèmes de santé de Robert Benayoun, qui était le critique cinéma en titre et qui dut cesser son activité. Bien sûr il y avait d'autres critiques au Point, à commencer par Pierre Billard lui-même, Françoise Loiseau et d'autres, mais ils avaient besoin d'un peu de renfort et on m'a demandé si cela ne m'amuserait pas d'aller regarder les ''couillonnades'' que personne de voulait voir et de faire à leur sujet quelques petites notules... Je trouvais cela rigolo, j'avais besoin de sous, c'était pas mal payé ! J'allais voir des séries ''Z'', vraiment le 14ème rayon...Je me souviens du premier film que j'ai vu pour Le Point ! C'était l'époque des Mad Max et il y avait des faux ''Mad Max'' dont l'un s'appelait Le camion... Ma première notule fut donc sur Le camion 2 ... Je dois être la seule personne qui se souvienne de cet ''objet''...

    Voilà, il est apparu assez vite que j'aimais beaucoup faire cela, qu'apparemment mes employeurs et mes lecteurs étaient favorables et j'ai continué. C'était sans doute déterminé depuis le début ...

A.J.B. : Vous semblez, jusqu'à ce jour, vous être entièrement consacré à une approche littéraire du cinéma et de l'image en général. N'avez-vous jamais été tenté par la réalisation ?

J.M.F. : Non ! Non ! La réponse est même étonnement simple et claire, pour moi mon métier et mon désir c'est d'écrire ! J'ai tenté, et cela arrivera encore, d'écrire autre chose que des textes sur les films, des romans ou des poèmes, des essais d'économie politique, des chansons, des scénarios. Je vis très bien de mon activité de critique, je la trouve passionnante, gratifiante, j'ai la chance de pouvoir la faire dans de très bonnes conditions, de pouvoir exercer dans des lieux prestigieux, je suis bien conscient de cela ! Je suis allé sur des centaines de tournages et certains de mes meilleurs amis sont des cinéastes, et mêmes de grands cinéastes, mais jamais au grand jamais je ne me suis dit que je voudrais bien être à leur place ! Ce n'est pas pour moi. J'ai une énorme admiration pour les gens qui font bien ce métier là, qui sont des gens extrêmement différents entre eux et je crois avoir une certaine disponibilité à des pratiques très variées... mais non, pas moi !...

    D'ailleurs pour moi, faire du cinéma ce n'est pas uniquement de l'image. C'est un assemblage extrêmement complexe car ce qui compte, ce n'est pas le rapport à l'image,
c'est le rapport à l'invisible ! L'écriture est aussi un rapport à l'invisible, pas le même. Je suis assez capable de reconnaître la qualité du rapport à l'invisible d'un cinéaste, mais ce n'est pas le mien. Le mien passe par l'écriture !

    J'ai été photographe et j'ai fait des images, mais le rapport à l'invisible de la photo n'a rien à voir avec le cinéma.

Propos recueillis le 02 04 2012 par Alain Jacques Bonnet

Le rapport à l’invisible !