Langue morte d'un continent perdu

    Au moment où le cinéma muet revient dans l'actualité, il ne faut pas oublier que cet art de fantômes qu'est le cinéma s'éloigne cependant toujours plus de son origine. Origine qui est aussi fascinante que méconnue malgré les feux chatoyants de l'actualité. Et si nous restons fascinés par les premiers films, nous pouvons parfois avoir du mal à y reconnaître l'origine de notre plaisir de cinéphile tant notre ignorance nous coupe de ce que les images nous présentent. Alors il faut accepter d'aller à la rencontre des « fantômes du muet. »

    Dans cette enquête, les deux livres de Didier Blonde sont de bons guides : Les Fantômes du muet (Gallimard, 2007) et Un Amour sans paroles (Gallimard, 2009). L'auteur est un amateur et c'est sans érudition préalable qu'il nous emmène à la poursuite de ces images. Tout commence dans la salle clairsemée et sourde de la Cinémathèque de Chaillot, devant L'enfant-roi de Jean Kemm. Soudain la voix d'une vieille dame assise au premier rang s'écrie : « là sur la gauche, la grande, c'est moi... » Une soixantaine d'années après le tournage, une figurante se reconnaissait à l'écran. De cet événement, Didier Blonde tire son plaisir et sa méthode : « chaque film est une énigme, qui n'est pas celle que l'on croit et pour laquelle on a payé sa place. » Le cinéma muet est donc crypté comme le monde dans lequel évolue Fantomas ou Arsène Lupin, et c'est en amateur aussi de ce genre policier que l'auteur nous emmène, d'indices ténus en signes oubliés, à la recherche de ce « continent perdu ».

    Les Fantômes du muet examine les questions qui viennent à l'esprit de cet enquêteur curieux : que reste-t-il de ces « oubliés du muet » comme les appelle déjà en 1932 la revue Pour vous ? Nous voilà à la recherche du Paris filmé par Feuillade ou Léonce Perret, frappant aux portes des immeubles, identifiant dans les promenades les lieux vus dans la salle de cinéma.

    Que reste-t-il des films, des lieux, des acteurs ? Qu'est devenu Ivan Mosjoukine ? Star du cinéma tsariste, figure des années folles à Paris, parti à Hollywood avant de revenir mourir oublié de tous en 1939 à Paris, il n'est plus guère signalé que par Romain Gary qui se plaisait à en faire son père. Mais à l'inverse : qui sont ces figures qui accompagnent le cortège d'Entracte de René Clair ? On y reconnaît Marcel Duchamp et Erik Satie mais aussi Georges Charensol et Marcel Achard.

    C'est à l'écoute du cinéma muet que nous convie Didier Blonde à la suite de Desnos pour qui « ce n'est pas le cinéma qui est muet mais le spectateur qui est sourd. »

    Que disent ces bouches muettes ? Qu pouvaient dire les bonimenteurs qui commentaient le film ? Comment étaient reçus par le public les intertitres ? Autant de questions qui ne trouvent de réponse que dans les anecdotes glanées dans les archives, les journaux, les lettres. Puis il y a Suzanne Grandais. Elle fait l'objet du second livre. Il ne nous reste d'elle qu'un film, quelques photos, des articles de presse et la date de sa mort accidentelle, le 28 août 1920. Pourtant elle fut suffisamment célèbre et admirée pour qu'un monument commémoratif soit érigé et entretenu au carrefour où la sortie de route de sa torpédo lui enleva la vie. Pour en savoir plus nous accompagnons Didier Blonde dans des archives et des lieux enfouis, à la rencontre d'archivistes, dignes des films qu'ils conservent. Et, surprise, on en apprend beaucoup. Jean D. un admirateur anonyme qui voulut l'approcher de son vivant et conserva son souvenir jusque dans les années 70 rédigea un mémoire sur elle. Et l'on découvre que l'idolâtrie pour une actrice, une attitude vite moquée de nos jours, constitue trois quarts de siècle après notre seule source d'information. Cette star inaugure la lignée des vedettes disparues trop tôt dans des accidents, mais elle leur permit aussi d'exister puisqu'elle fut la première à exiger et obtenir l'inscription de son nom sur les affiches des films dans lesquels elle jouait.

    Le charme de l'écriture de Didier Blonde est de rendre ainsi sensible la fragilité de cet art pourtant moderne qu'est le cinéma en en faisant la matière de récits de vies minuscules. L'approche d'amateur inscrit le cinéma dans la vie, fait de la ville, des lieux, des vieux journaux et des cartes postales les archives précieuses de ce monde perdu. La restauration des films ne suffit pas pour nous faire comprendre le monde d'où ils procèdent. Elle nous les offre comme les témoins d'un monde dont ils sont également un documentaire et dont nous devons approfondir la connaissance malgré tout.

Laurent Givelet