De la libération à La traversée de Paris (Seconde partie)

    Raymond Borde disait de lui : « C'est qu'il possède un tour d'esprit qui n'est pas tant de la méchanceté qu'une certaine cruauté lucide. Si la fonction du cinéma est d'arrondir les angles, Autant-Lara cherche au contraire à perturber des idées reçues en inquiétant le spectateur. »

    En 1953, L'Auberge rouge, malgré l'interprétation trop burlesque de Fernandel, ne pourra cacher son caractère profondément anticlérical (l'anecdote rapporte que l'acteur n'appréciait pas du tout cet aspect du film). De même les allusions sans équivoques à la possibilité de corruption des gendarmes et de la magistrature (les aubergistes veulent marier leur fille à un gendarme pour se protéger en cas de problèmes ce à quoi le moine préconise plutôt un juge et même un président de tribunal...) ainsi que le caractère profondément pessimiste de ce microcosme humain ne passera guère auprès des instances religieuses et des critiques de droite. Cet humour noir qui faisait rire les spectateurs des drames atroces qui se déroulaient dans cette auberge et soulignait le profond ridicule de cette petite communauté humaine avait beaucoup de mal à être compris. « Je suis un pâle voyou, disait Autant-Lara, un va de la gueule, un vrai rien du tout : un incroyant. Je n'ai aucune préoccupation d'ordre métaphysique, mais là, aucune. » Ainsi donc, si ses personnages prient, ils n'obtiennent aucune réponse !

    Mais il savait qu'en utilisant les vedettes de cinéma de l'époque il assurait ses arrières et ménageait ses producteurs. Cela ne le gênait guère puisque la direction d'acteur fut une composante essentielle de son travail ce qui vaudra d'ailleurs à Bourvil, à Henri Vilbert, à Micheline Presle et à Gérard Philipe différents prix d'interprétation.

    Soyons certains que s'il put continuer à tourner jusque dans les années 60, malgré l'hostilité de certains milieux, c'est bien parce qu'il permettait aux producteurs de rentabiliser leur investissement, même si ceux-ci craignaient beaucoup, avec lui, les foudres de la censure. Mais après tout, un bon scandale permettait aussi d'attirer un certain public....

    Scandale ! Ce le fut encore pour le Blé en herbe dont, pourtant, l'audace paraît aujourd'hui bien anodine. Edwige Feuillère reçu des lettres injurieuses et les ligues conservatrices firent une fois encore pression pour interdire la diffusion du film.

    Dans le sketch L'orgueil (1952) qu'il tourna pour le film collectif Les Sept péchés capitaux (qui sera surtout une prise de contact avec Michèle Morgan) on retrouve un tableau de la bourgeoisie de la IVème république, soucieuse de conserver jusqu'au ridicule les valeurs surannées de la IIIème. Le bon dieu sans confession, commande suivante de 1953, qu'il tournera exceptionnellement sans Aurenche et Bost, lui permettra d'aborder un de ses thèmes récurrents - le conflit entre les générations - et de présenter une fois encore une humanité peu reluisante, mais le film souffrira d'une construction dramatique peu convaincante, basée sur un flash-back peu judicieux pour cette vision trop monolithique du personnage évoqué (qui vaudra pourtant le Prix d'interprétation à Henri Vilbert au festival de Venise 1953) .

    L'abbé Gau, à la tête de trente députés MRP, demandera l'interdiction du film qui sera d'ailleurs effectivement interdit par les maires de quelques villes.

    Il y aborde le thème de la sexualité chez les adolescents, sans fausse pudeur, sans mensonge, en en soulignant la révolte sous-jacente. Mais la délicatesse du sujet passa un peu au second plan, masquée par la démonstration d'une révolte trop artificielle. S'y dessine déjà l'amertume qui prendra de plus en plus d'importance au fur et à mesure des années et des films.

    En 1954, il peut enfin mettre sur pied un projet ancien, tout à fait conforme à sa conception du cinéma populaire qu'il destinait à la mise en images des grandes œuvres de la littérature française, cette revendication constante d'une ''francité'' qu'il défendit toute sa vie. « Je voulais me rendre imperméable à toute autre sensibilité. Me consacrer uniquement à cette sensibilité là, seule.... une détermination absolue, sourde, calme, et intransigeante d'une certaine manière française ! » disait-il.

    Il réalise donc son adaptation du Rouge et le noir de Stendhal (toujours avec l'aide d'Aurenche et Bost) dans une co-production franco-italienne avec Gérard Philipe en vedette. Mais producteurs et distributeurs trouvent le film trop long - le montage original durait 3 heures et 30 minutes – – et couperont, par crainte une fois encore, de la censure et surtout pour des raisons d'exploitation commerciale.

    Les critiques seront très partagés sur cette adaptation qui procède par équivalences et non par illustrations. Le procédé d'équivalence consiste à remplacer les scènes intournables d'un roman (s'adressant à l'imagination) par des représentations concrètes : un geste / un détail pour en restituer le sens.

    Le problème de l'adaptation d'une œuvre littéraire (sujet de la polémique engagée par Truffaut entre autres) sera une constante du monde critique des années 50 qui cherchait alors à tout prix à valoriser le langage cinématographique par rapport à ses deux concurrents : la littérature et le théâtre.

    L'un des axiomes défendus était : l'écrivain explique, le cinéaste montre. Tout cela cessera dans les années 70 lorsque la Nouvelle Vague cessera d'être nouvelle. Mais à cette époque, le souci des réalisateurs classiques, comme Autant-Lara, était ''d'expliquer'' au public du dimanche (en province on allait au cinéma le dimanche) la quintessence de ces grandes œuvres littéraires, d'en faire une vulgarisation non par mépris mais pour faire connaître et partager les richesses du patrimoine littéraire français (ce qui, vu par des producteurs cupides, a donné lieu à de multiples caricatures).

    Le Rouge et le noir fut cependant considéré comme une réussite formelle et une fois encore le couple vedette Philipe / Darrieux attira le public.

    Marguerite de la nuit (tourné début 55 et sorti en 1956) était une adaptation de Faust par Mac Orlan. Le film fut un échec, peut-être à cause de l'interprétation : Michèle Morgan et Yves Montand furent jugés peu convainquant dans les rôles de Marguerite et de Mr Léon, ce qui restera paradoxal pour Autant-Lara dont les interprètes furent si souvent primés, mais aussi par le parti-pris esthétique plus proche du L'Herbier des années 30 et de l'avant garde des années 20 que des essais de la nouvelle vague. Autant-Lara refaisait le coup de Sylvie et le fantôme ! Pourtant l'utilisation de la couleur était assez novatrice avec ses aspects dramatiques et symboliques (on peut penser aux Contes d'Hoffmann de Powell et Pressburger de 1951) et il serait utile de revoir le film aujourd'hui pour juger de sa réelle originalité.

     Pendant l'année 1955, c'est encore une adaptation littéraire qui va l'occuper. Il se sert cette fois d'une nouvelle de Marcel Aymé extrait du recueil Le vin est tiré, qui va fournir la trame de l'un de ses chefs d'œuvre : La Traversée de Paris. Toujours avec Aurenche et Bost, il va retrouver le côté cynique et l'humour noir de L'Auberge rouge pour décrire la petitesse, la lâcheté et l'hypocrisie du peuple parisien se livrant au marché noir dans Paris occupé.

    Et encore les producteurs imposèrent-ils une fin heureuse avec le retour de Martin (Bourvil) qui dans la première version du scénario mourrait en déportation (comme dans la nouvelle).

    Si le film eut un certain succès, (c'est Gabin et Bourvil qui drainaient le public) c'est avec une grimace que les spectateurs rirent...jaune. Car c'est la première fois qu'un film français traitant de la période de l'occupation ne montrait pas des braves gens réfractaires ou les glorieux résistants des maquis.

    Bon gré mal gré, y est aussi dépeint la quiétude physique et la décontraction des protégés du pouvoir, de ceux qui n'ont guère souffert de l'occupation et qui resteront des nantis à la libération (Grangil). Terrible constat d'une période critique. Le regard désabusé que porte Autant-Lara sur ses personnages, en fait peu sympathiques, apporte au film cette compassion qu'on accorde à la faiblesse. Mais la France n'était pas encore prête pour revenir sur l'image fabriquée à la libération des 50 millions de résistants et découvrait le visage peu reluisant d'une populace prête à tout pour survivre, cupide et jalouse, et surtout assez minable.

    De plus, il casse l'image de Gabin (ce qu'il fera aussi dans En cas de malheur) qui entendait préserver une image morale de ses personnages : pas de lâches, pas de traîtres, pas de riches méprisants ou trafiquants...

    Bourvil, lui, obtint le prix d'interprétation au festival de Venise en 1956.

Alain Jacques Bonnet