Buster Keaton dans Steamboat Bill Junior

    Dès l'âge de cinq ans Buster Keaton est la vedette du spectacle de music-hall de ses parents. Son père se sert de lui comme d'un objet, pour balayer le sol ou encore le jeter dans la fosse d'orchestre. Une fois son père l'utilisa même comme projectile pour se venger d'un spectateur qui venait d'insulter sa femme. Keaton remonta sur scène et continua à jouer, tandis qu'il avait trois côtes cassées... On retrouve d'ailleurs ce même père dans Steamboat bill junior, traduit Cadet d'eau douce en français, non crédité au générique. La société new-yorkaise de protection de l'enfance s'était mêlée de l'affaire en accusant en vain le père de cruauté, qui, lui, étendit rapidement son numéro familial au frère et à la sœur de Buster Keaton. Mais plus tard, Keaton expliquera que, selon lui, c'est parce qu'à cette époque il s'était formé à être insensible à la douleur qu'il put faire par la suite toutes ses cascades lui-même et faire de son corps son sujet comique. « Le premier talent de Buster Keaton est donc de savoir tomber sans (trop) se blesser » résume bien Stéphane Goudet dans Buster Keaton.

    C'est en 1928 que sort Steamboat Bill Junior, réalisé par Charles Reisner, au moment où Keaton est à son âge d'or. L'acteur comique est alors quasiment au niveau de popularité de Chaplin. Mais si ce dernier mêle de plus en plus le mélodrame à la comédie avec The Kid (Le Kid), City Lights (Les Lumières de la ville) ou Limelight (Les Feux de la rampe), Keaton au contraire refuse tout sentimentalisme. Pourtant, le sujet de Steamboat Bill Junior aurait pu prendre la tournure d'un récit à la Roméo et Juliette : le cadet d'eau douce est amoureux de la fille du concurrent de son père. Mais ce qui intéresse Keaton ce sont les cascades, et inviter la modernité dans ses films avec toujours plus de prouesses techniques. Ainsi, si la première partie du film s'oriente surtout vers du comique de situation avec un enchaînement de petits gags, la deuxième moitié enchaîne des cascades extrêmes. C'est dans cette partie que l'on peut observer toutes les prouesses du corps comique du talentueux Keaton.

    On retient alors dans ce film la séquence anthologique de l'ouragan, qui coûta très cher à la production et accentua considérablement l'échec commercial du film.

    Au départ, l'acteur avait écrit un gag ayant pour thème une inondation, mais il y avait eu trop de catastrophes dues aux intempéries ces dernières années et causées par le Mississippi et le producteur Joseph Schenck refusa que l'on fasse rire avec un tel désastre. Keaton raconte dans ses mémoires qu'il prit l'exemple de Shoulder Arms (Charlot soldat), sorti juste après la guerre en 1918, pour montrer que l'on pouvait rire de drames contemporains. Le producteur lui refusant toujours ce sketch, Keaton remplaça l'inondation par un ouragan. Le résultat donna une des plus grandes scènes de catastrophe du cinéma burlesque.

    Une autre scène célèbre du film est celle du chapeau. Le père qui vient de retrouver son fils après plusieurs années veut offrir à celui-ci un chapeau digne. L'essayage de différents modèles donne lieu à un sketch le temps que le jeune Keaton se décide. Finalement, malgré lui, il opte pour un chapeau qui ne lui correspond pas, mais, à peine celui-ci posé sur sa tête, il s'envole. Keaton remet alors son petit chapeau qui définit son personnage et affirme qu'on ne peut pas le changer. De la même manière que Chaplin s'identifie par sa canne et son chapeau, Keaton a également son attribut et ne peut s'en passer.

    On retrouve donc bien l'idée que le corps, souvent malmené, est au centre du cinéma burlesque. Petr Král dans Le Burlesque ou la morale de la tarte à la crème qualifie ce genre d' « art populaire et sauvage » car il conserve le côté primitif de l'homme, les acteurs n'hésitant pas à se retrouver dans des postures souvent enfantines. Comme le suggère le titre du livre d'Olivier Mongin : Éclats de rire, variations sur le corps comique, on peut réfléchir sur le rapport entre le rire et le corps. Parler de « corps comique » c'est poser celui-ci comme matière première du rire. Le corps de Keaton fait rire par l'extension extrême entre une certaine raideur – notamment à travers ce visage qui ne sourit jamais – et une élasticité époustouflante, rendant ce corps à la fois très maladroit et stupéfiant. Le rire naît souvent d'une inadéquation entre ce corps et les autres qui l'entourent, menant à une réflexion plus générale sur la place de l'homme dans la société : comme ici, « Steamboat Bill Junior » semble à Canfield (interprété par Buster Keaton) être un rôle impossible à tenir vu son physique et son manque de savoir faire, mais c'est finalement par son courage et ses prouesses qu'il va réussir à surmonter la tempête et tourner la dérive à son avantage.

Manon BILLAUT