Bien qu'étant de nationalité russe, Andréi Mikhalkov-Konchalovsky, en tournant Le premier Maître pour les studios du cinéma kirghize, contribua grandement à faire diffuser en Europe la production de cette petite république asiatique que peu de cinéphiles connaissent.

    La première organisation du cinéma de Kirghizie date de 1939, année ou fut créé à Frounze, par le conseil des ministres, un bureau de correspondants des actualités cinématographiques qui, toutefois, dépendait administrativement et économiquement de Tachkent en Ouzbékistan. Malgré des difficultés importantes (la pellicule devait faire l'aller et retour entre Tachkent et Frounze à travers la montagne pour être développée avant de pouvoir être projetée), le journal d'actualité ''La Kirghizie Soviétique'' parvint à produire 60 numéros.

    De 1941 à 1945 (la période de guerre), ces studios produisirent uniquement des bandes d'actualités sur les ouvriers restés en arrière des lignes de front, images qui étaient réunies dans le ciné-journal existant ''La Kirghizie Soviétique'' destiné aux combattants. Malgré la guerre, un studio et des laboratoires seront crées à Frounze en 1942 qui produiront directement le ciné-journal à partir de 1943 mais ce n'est qu'en 1947 que sera produit le premier long-métrage documentaire (d'ailleurs réalisé par un Russe : M. Sloutzki) consacré au 20ème anniversaire de la République.

Dans les années 50 de nombreux réalisateurs russes, arrivant de Moscou et de Leningrad, vinrent tourner des films en Kirghizie, essentiellement des documentaires. Cet apport de compétences techniques et artistiques créa une dynamique qui permit la formation de cinéastes locaux. Les premiers films réalisés par des cinéastes kirghizes ne présentaient guère d'originalité mais ils suscitèrent une émulation nationaliste et permirent l'acquisition d'un certain professionnalisme, la découverte des circuits de production et de distribution, et, par voie de conséquence, la naissance d'une petite industrie autochtone.

    Il faut souligner que les films tournés dans les studios de Frounze utilisaient la langue dominante, le Russe, avant de faire l'objet d'une traduction en kirghize pour l'exploitation locale. Et ce n'est qu'à partir de 1954 que furent produits les premiers courts-métrages en langue kirghize (et accessoirement en couleur), bien qu'ils fussent encore réalisés par des cinéastes étrangers, venus de pays voisins comme la Russie, l'Ouzbékistan ou le Kazakhstan.

    Dans les années 60, des cinéastes ambitieux, utilisèrent l'œuvre de l'écrivain phare de Kirghizie : Tchinguiz Aïtmatov (qui se fit connaître dans le monde entier avec, entre autres, son roman Djamilla *), et produisirent plusieurs films de grande qualité qui furent reconnus dans les festivals internationaux d'Europe Occidentale comme Chaleur Torride de Larissa Chepitko (une Ukrainienne) qui obtint en 1963 un prix à Karlovy Vary ou Le premier Maître réalisé par Andrei Mikhakov-Kontchalovsky (qui était de nationalité russe), primé à Venise en 1966 pour son interprète féminine et qui bénéficia d'une distribution commerciale internationale.

    Ces réussites ouvrirent les portes de l'Institut Cinématographique de Moscou à une nouvelle génération de cinéastes kirghizes de laquelle émergèrent Melis Ubukeev, Bolotbek Tolonovitch Chamchiev, Guennadi Bazarov, U. Ibraimov et Tolomouch Okeev. Ce sont eux qui forgèrent la véritable identité du cinéma kirghize avec beaucoup d'honnêteté, d'opiniâtreté et de talent.

    En 1964 c'est Ubukeev qui réalise Une traversée difficile, film courageux qui traite de la révolte kirghize de 1916 lorsque l'armée russe (les Cosaques) extermina la moitié de la population (épisode resté sous silence dans les manuels d'histoire). Endormant intelligemment la vigilance de la censure, le réalisateur donna une image particulière et originale de sa patrie où les femmes aveugles deviennent des guides : métaphore du destin d'un peuple privé de son droit de choisir.

    Le champ maternel de Guennadi Bazarov, toujours d'après Tchinguiz Aïtmatov, réalisé en 1968, traite des ravages de la guerre et des valeurs du travail de la terre dans la plus pure tradition du cinéma soviétique ce qui n'est pas le cas de Coup de feu au col de Karach réalisé par Bolot Chamchiev la même année, d'après le roman de Mukhtar Auezov. Ce fut une première dans l'utilisation des grands mythes de la nation kirghize où les personnages sont des modèles : le pauvre et le riche, perdus l'un et l'autre dans leurs illusions. Près du vieux moulin d' Ibraimov (1972) qui confronte le modernisme d'une enseignante à la pureté patrimoniale de la légende rejoint le lot de ces productions kirghizes qui puisent leurs valeurs dans la tradition autochtone bien plus que dans les valeurs du communisme .

    C'est sans doute Tolomouch Okeev qui saura le mieux traduire cette synthèse entre la vie et la pensée des kirghizes, avec leurs espérances et leurs privations et les valeurs modernistes de l'Union Soviétique réelle maîtresse de la production. C'est lui qui donna au cinéma kirghize sa force et l'impulsion indispensable pour aboutir à une spécificité cinématographique qui pouvait affirmer la représentation réelle du peuple. Son réalisme poétique sut convaincre les festivaliers des années 60/70 et révéler au monde un peuple authentique et attachant. C'est aussi une grande époque pour le cinéma décentralisé de Moscou, une véritable école de savoir faire qui concerna la plupart des républiques soviétiques excentrées ainsi que plusieurs pays du tiers-monde (d'Afrique et d'Asie)

    Mais à partir de l'année 1985, et durant toute la décennie suivante, l'emprise idéologique de Moscou se fit trop prégnante pour maintenir l'effort esthétique de l'école kirghize jusqu'à ce que l'effondrement de l'URSS prive totalement ce cinéma de subsides.

    Il semble cependant qu'un renouveau se fasse jour avec la révélation de nouveaux cinéastes tels que Bekzhan Aitkulouiev (La logeuse –1990- qui traite des problèmes sociaux dans la société contemporaine),

    Aktan Abdikhalikov (Où est ta maison escargot –1992– ou les problèmes d'un jeune écolier frondeur), Ernst Abdyjaparov (La balançoire –1993-), ainsi que T. Birnazarov, B. Karagulov, qui parviennent à travailler en se faisant financer en occident, en France et en Allemagne notamment, et profitent de ces nouveaux circuits pour aborder des sujets de société qui auraient été interdits quinze ans auparavant (mais avec de nouvelles contraintes, économiques celles-ci).

    En ce qui concerne l'essence même de l'inspiration de ces cinéastes Robert Grelier dans sa présentation du cinéma kirghize (cf. : La revue du Cinéma N° 354) notait fort justement : « Il n'y aurait pas de cinéma kirghize si on ne s'était servi des extraordinaires décors que sont les paysages de ce pays, conférant ainsi aux différents films cette couleur propre au monde rural. Cinéma de plein air, de grands espaces filmés le plus souvent avec une lumière naturelle, celle qui agrandit les ombres, contraste les noirs et les blancs, colore les rouges et les bleus. N'est-ce pas les paysages de l'ouest américain qui donnèrent aux westerns ses lettres de noblesse et cette dimension des grands espaces ? ».

Alain Jacques Bonnet

* Ce roman vient de faire l'objet d'une réédition en Français dans une collection de poche. Aïtmanov est aussi l'auteur, entre autres, de : Le premier maître, Une journée plus longue qu'un siècle ou Le petit nuage
de Gengis Khan.