Très longtemps le cinéma marocain n'a existé qu'à travers les productions étrangères. Les palettes de couleurs, les atmosphères chaudes et angoissantes de ses villes ou de ses souks ont alimenté l'imaginaire occidental comme une image fascinante du Maghreb et de ses mystères. Cet ''orientalisme'' qui fit les beaux jours de nombreux peintres du XIXème siècle ne devait pas épargner le cinéma.

    Cette fascination, souvent exclusivement commerciale parfois apologétique, au moins en ce qui concerne le cinéma, a considérablement retardé l'apparition de productions autochtones. Mais curieusement, c'est sans doute la fréquentation de metteurs en scène venus d'Europe ou d'Amérique qui a suscité des vocations auprès des jeunes aspirants cinéastes et modelé un style qui, hélas, devra attendre les années 2000 et la nouvelle royauté pour s'épanouir.

    Jusqu'à l'indépendance, en 1956, les productions cinématographiques locales de longs métrages n'existèrent quasiment pas et les courts-métrages destinés aux festivals étrangers n'ont commencé à être tournés qu'après la guerre, suite à la création par les Français du Centre Cinématographique Marocain en 1944.

    Donc, depuis la naissance du cinéma, le Maroc fut terre de tournage. On connaît la trace laissée par une équipe Lumière y tournant Le Chevrier marocain en 1897, puis celle de Félix Mesquich qui réalisa un documentaire sur la guerre franco-marocaine en 1907. Autre repère, celui du premier film de fiction en 1919 : Mektoub de Jean Pinchon et Daniel Quintin. Inutile de préciser qu'il s'agissait là de visions exoticos- folkloriques au caractère parfaitement colonialiste.

     A partir des années 20 les producteurs français et allemands choisirent fréquemment de tourner au Maroc y trouvant des conditions climatiques particulièrement favorables : des décors naturels très photogéniques et des coûts de production économiques. De plus la lumière remarquable qui baignait les grandioses paysages faisait le bonheur des opérateurs. On peut se souvenir entre autres de Le sang d'Allah de Luitz-Morat en 1922, Inch Allah de Frantz Toussaint en 1924, Dans l'ombre des Harems de Léon Mathot et André Liabel en 1928 ou, la même année, de L'occident d'Henri Fescourt.

    Les États-Unis vinrent en découvrir les attraits dans les années 30 (même si Bond of Morocco avec Douglas Fairbanks y fut réalisé en 1918 par Allan Dwan) et plusieurs films célèbres y furent tournés : Morocco de Sternberg en1930, Baroud de Rex Ingram et Alice Terry en 1932 ou Gafla d'Horace D. Ashton en 1933.

    Les Français, quant à eux, continuaient de profiter de ces territoires sous protectorat et utilisaient le désert et ses mystères dans La Bandera de Julien Duvivier en 1933 ou Le grand jeu de Jacques Feyder en 1934. L'exploitation en salles des films venus essentiellement de France, d'Italie ou des États-Unis était réservée aux grandes villes car la campagne restait ignorée et dépourvue de cette forme de distraction. Mais un public nombreux et fidèle existait bel et bien (le cinéma d'avant-guerre connaissait une grande vogue populaire un peu partout) au point qu'en 1935, s'ouvrait à Casablanca (la plus grande ville du Maroc d'alors) le cinéma Vox qui contenait 2000 places et qui resterait, jusqu'à la guerre, la plus grande salle d'Afrique.

    En 1939, des studios y furent construits qui venaient offrir aux cinéastes leurs plateaux de tournage et leur figuration à bas coût. Le Maroc était alors de tous les pays du Maghreb le mieux équipé dans ce domaine mais encore demeuré à une hétéronomie culturelle.

    Cette situation restera inchangée jusqu'en 1944 lorsque, toujours sous le protectorat français, sera crée à Rabat le Centre Cinématographique Marocain chargé d'organiser et coordonner la distribution des films dans le pays et de créer une cinémathèque. Il s'agissait d'un organisme privé financé par différents investisseurs français et étrangers. Dans le prolongement de cette politique de développement commercial, se créent aussi les studios Souissi, également à Rabat et mais toujours avec des fonds privés, en particulier ceux de la banque française BNCI.

    C'est donc la diffusion des films et les tournages de productions étrangères qui vont constituer la plus grande part du travail de ces organismes. En l'absence de production locale les salles sont essentiellement alimentées par des films français, italiens ou américains qui, jusqu'aux années 70 écouleront sur ce marché toutes les séries ''Z'' dont personne ne voulait. Pour le reste, le goût des spectateurs se portait plus volontiers vers le pur divertissement, c'est à dire les films ''comiques'' français, les péplums italiens et les westerns espagnols, que vers les films traitant de problèmes sociaux ou familiaux.

    Mais, malgré tout, le CCM jouera un rôle important dans la vie cinématographique du pays en permettant aux firmes étrangères de poursuivre sur place le montage, le mixage et l'étalonnage des films tournés. (Ce ne sera malheureusement pas souvent le cas pour la majorité des tournages américains).

    C'est à partir de 1956 et de l'indépendance que, cette fois avec l'aide financière de l'Etat, va se développer une production CCM de courts-métrages destinés à être diffusés dans les salles locales mais aussi par les ''Caravanes cinématographiques'' chargées, comme dans l'Union Soviétique des années 20/30, d'apporter information et éducation aux populations rurales. Les sujets traités reprenaient les grands problèmes du pays : alphabétisation, hygiène, éducation et bien sûr religion. C'est le CCM qui organisait également les tournages des actualités locales.

    Évidemment, les films se faisaient en fonction des commandes étatiques sans que leurs réalisateurs, qui étaient tous des fonctionnaires, puissent exprimer autre chose que le message ''Royal''.

    C'est cependant dans ce contexte qu'est réalisé le premier long métrage entièrement marocain - Scénario, réalisation, interprétation et montage - : Le fils maudit de Mohammed Ousfour en 1958. S'il ne marqua pas les mémoires par ses qualités artistiques, il n'en demeure pas moins un jalon dans l'histoire de ce cinéma.

    Au début des années 60, Ahmed Sefrioul, Directeur des Affaires Culturelles au Ministère de l'Education Nationale déclarait : « De nombreux producteurs étrangers ont déjà été attirés par le Maroc. Ils ne peuvent en voir évidemment que l'extérieur. Les histoires qu'ils ont tournées peuvent être réalisées dans d'autres pays. C'est-à-dire qu'un véritable cinéma national n'est pas encore né. »

    Ces propos soulignaient en fait un double constat : la pérennité des ressources apportées par les équipes de tournage étrangères et les modèles économiques et artistiques qu'elles proposaient, mais surtout l'absence de producteurs locaux permettant la réalisation de films réellement marocains dont les débouchés internationaux restaient aléatoires : l'Europe n'était pas demandeuse de films venus d'Afrique du Nord, cantonnée dans sa propre production et inféodée aux distributeurs états-uniens et les mauvaises relations avec les voisins maghrébins (Algérien RAU et Tunisie) ne permettaient pas non plus de viser leurs marchés d'autant que leur public restait attaché aux films égyptiens ou indiens (voir soviétiques pour certains).

    Mais des cinéastes il en existe ! Ils tournent les courts-métrages du CCM !

    Ahmed Ben Hachemi, Larbi Benchekroun, Larbi Nennani, Mohammed Lofti, Abdelaziz Ramdani, Mohammed Tazi ont été formés à l'IDHEC et ont pratiquement tous présenté leurs courts-métrages dans de nombreux festivals européens et asiatiques. Mais, d'une part ils étaient très occupés par leur travail pédagogique et d'autre part ils ne trouvaient aucun financement sur place.

    De plus, une censure efficace, mise en place par les Français après guerre et conservée par la royauté au pouvoir, empêchait le développement des sujets politiques, religieux ou simplement liés aux préoccupations populaires. Composée de représentants des ministères de l'information, de l'instruction publique et de la jeunesse et des sports, du protocole et du Cabinet Royal, cette commission jouera jusqu'aux années 2000 un rôle essentiel pour le respect des tabous locaux. Ceux-ci ont traits essentiellement à l'histoire des juifs, à la sexualité, à la consommation d'alcool ou de drogue ainsi qu'aux relations avec les états voisins amis tels que l'Espagne ou le Portugal.

    Non seulement ces tabous étatiques brident la création artistique locale, mais ils ont également des conséquences sur la diffusion des films étrangers. Les dix commandements, Ben Hur, L'évangile selon St Matthieu, Et Dieu créa la femme, La fille aux yeux d'or, Whisky à gogo, Trafic d'opium, Le petit soldat ou Mourir à Madrid connurent, entre autres films, des coupures ou de franches interdictions.

    Les tournages de films étrangers quant à eux, se poursuivent toujours : Othello de Welles (1952), L'homme qui en savait trop (2ème version) d'Hitchcock (1956), Lawrence d'Arabie de Lean (1962), Sodome et Gomorrhe d'Aldrich (1962), Cent milles dollars au soleil de Verneuil (1964), etc.

    On situe généralement la véritable naissance d'un cinéma national en 1970 avec la réalisation de Wechma (Traces) de Hamid Bennani qui résultait d'une initiative privée et traitait d'un sujet contemporain à connotations sociales. Bien diffusé dans les grandes villes, il entraîna un mouvement intellectuel qui sera nommé ''Modernité cinématographique'' (Il avait été précédé par une autre production locale sortie en 1968 : Vaincre pour vivre de Mohammed Tazi et Ahmed Mesnaoui mais qui se contentait de copier les mélodrames égyptiens et ne suscita aucun enthousiasme).

    La même année est créé le festival de Tanger (aujourd'hui remplacé par celui de Tétouan).

(Suite dans le prochain numéro de Cinéfil)

Alain Jacques Bonnet