Eric Rohmer (1920-2010) et Maurice Pialat (1925-2003) constituent deux parfaits exemples de ce que l'on appelle en France le cinéma d'auteurs. Leurs films, 12 longs métrages de cinéma et 25 films au total pour Pialat, 26 longs métrages de cinéma et 45 films au total pour Rohmer, fonctionnent ainsi comme des références culturelles que tout cinéphile, ou homme cultivé, aime à citer dans les dîners en ville.

    Il n'est donc pas inintéressant de tenter de comparer ces deux cinéastes brillants, appartenant à la même génération, ayant connu une carrière parallèle, et qui ont curieusement traité en partie un thème commun : les affres et les tumultes amoureux de la jeunesse.

    Ces deux cinéastes, nés à quelques années d'intervalle au début des années vingt, ont certes des formations différentes. Eric Rohmer entreprend des études littéraires jusqu'au doctorat (une thèse sur l'organisation de l'espace dans le Faust de Murnau), enseigne le français et vient au cinéma par la critique : son passage en tant que rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, à l'époque de la nouvelle vague (1957-1963) est un moment fondateur de son parcours de cinéaste. Il commence par réaliser des films documentaires pour la télévision, notamment la télévision scolaire. Maurice Pialat fait quant à lui des études d'arts décoratifs et de beaux-arts où il s'initie particulièrement à la peinture, puis s'intéresse à l'art théâtral, et entreprend lui aussi ses premiers films documentaires, le plus souvent également pour la télévision, dans les années 60.

    C'est en 1969 qu'ils connaissent tous deux, un premier succès cinématographique qui lance véritablement leur carrière de cinéaste : Ma nuit chez Maud de Rohmer (même si depuis La collectionneuse deux ans auparavant Rohmer avait déjà commencé à se faire remarquer) et L'enfance nue (prix Jean Vigo) pour Pialat, constituent des tournants importants dans leur carrière respective. Grâce à ces films incontestablement novateurs, empreints d'authenticité (L'enfance nue s'appuie sur des non professionnels jouant leur propre rôle) et d'une grande justesse, Rohmer et Pialat commencent à se faire un nom parmi les cinéastes français.

    Cependant il ne s'agit là que de succès d'estime, limités à un certain public. Les films de Rohmer ne dépasseront guère 200 000 spectateurs mais resteront rentables grâce à sa propre compagnie de production (Les Films du Losange : cf. articles précédents de notre revue) ; ceux de Pialat tourneront autour de 300 000 spectateurs, y compris sa palme d'or Sous le soleil de Satan en 1987 (et à l'exception notable de Nous ne vieillirons pas ensemble 1 700 000 spectateurs). Un film, pourtant célèbre et ayant obtenu le César du meilleur film de l'année en 1983 comme A nos Amours en 1983 n'enregistra que 328 000 entrées alors que La Boum (1 et 2) au début de ces mêmes années 80 dépassait les 4 millions d'entrées ... Les films de Rohmer et de Pialat font davantage le bonheur des cinémathèques et des ciné-clubs que celui des masses.

    Faut-il rappeler qu'il y a incontestablement plusieurs cinémas et plusieurs publics de cinéma ?

    Bien qu'ils aient tous deux puissamment contribué à enrichir l'histoire du cinéma français, Pialat et Rohmer restent des réalisateurs quelque peu en marge. En marge du grand public, nous l'avons vu, en marge de la profession ?

    Ainsi bien qu'ayant réalisé une œuvre riche, qui s'inscrit, pour une part, dans des séries selon les décennies (Comédies et proverbes dans les années 60/70, Contes Moraux dans les années 80, Contes des 4 saisons dans les années 90), ainsi que quelques films historiques (L'anglaise et le duc, Triple Agent) et quelques adaptations (La Marquise d'O d'après Heinrich Von Kleist) Eric Rohmer resta et restera sans doute, toujours un cinéaste singulier : attirant un certain public, faisant fuir un autre. Il remporta certes quelques récompenses dans les festivals de cinéma européens (Mostra de Venise, Festival de Berlin) ainsi que le grand prix du cinéma de Cannes pour La Marquise d'O en 1976, sans néanmoins jamais remporter de prix qui lui aurait permis d'acquérir une notoriété définitive et une popularité importante.

    Pialat, à partir d'une carrière moins dense, eut des récompenses encore plus prestigieuses : César pour A nos amours en 1983, palme d'or à Cannes en 1987 pour Sous le soleil de Satan. Mais précisément l'on se souvient de l'accueil (assez unique) de cette annonce de palme d'or lors de la cérémonie de clôture du quarantième festival de Cannes : alors que la majorité de la salle (et de la profession) huait bruyamment ce choix, Maurice Pialat brandissant un point rageur déclarait : « Si vous ne m'aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus ». Tout était dit sur les rapports entre Pialat et le milieu du cinéma en France.

    Un autre point permet également de relier Rohmer à Pialat : une partie de leur œuvre cinématographique dresse le portrait d'une certaine jeunesse contemporaine de leur époque.

    Dès 1969 certains films de Pialat parlent du monde de l'adolescence et de ses difficultés sociales ou existentielles (L'enfance nue, Passe ton bac d'abord, A nos Amours qui révéla ainsi Sandrine Bonnaire). Rohmer filme des jeunes gens et jeunes filles pris dans les tourbillons de l'amour et du hasard, ou en quête de l'autre (Ma nuit chez Maud - si l'on se réfère ici au personnage de Françoise interprétée par Marie Christine Barrault), Le Genou de Claire, Pauline à la plage, Les amours d'Astrée et Céladon (son dernier film en 2006), Le Rayon vert, ou encore l'ensemble des Contes des quatre saisons.

    A chaque fois c'est la modernité et la justesse du propos qui frappe et que l'on retient de ces films. Ainsi l'image que Pialat donne de la jeunesse du début des années 80, et de certaines soirées débridées dans A nos Amours, image assez éloignée de la naïveté de La Boum, illustre parfaitement l'époque d'une liberté sexuelle pleinement conquise et assumée, une liberté d'avant les années Sida qui se développeront à partir de la deuxième moitié des années 80 et 90 (l'on aura d'ailleurs remarqué que Cyril Collard - qui décèdera du Sida 10 ans plus tard - joue dans A nos amours). Quelques années avant, en 1979, c'est le portrait de toute une génération de bacheliers que dresse Pialat dans Passe ton bac d'abord. Jean Tulard écrit à propos de ce film dans son guide des films « Rarement des adolescents ont été montrés au cinéma avec une telle authenticité ». Mais déjà Ma nuit chez Maud de Rohmer, dès 1969, annonçait la liberté sexuelle en marche. L'on comprend à la toute fin du film que la jeune Françoise n'est pas seulement la jeune fille pure dont tombe amoureux le narrateur, mais aussi la maîtresse du mari de Maud que ce dernier vient d'ailleurs de quitter, ouvrant ainsi la possibilité d'un chassé-croisé amoureux entre Maud et le narrateur.

    Mais pour obtenir cette justesse de ton Rohmer et Pialat ne procèdent pas entièrement de la même façon. Pialat développe dans la plupart de ses films de longs plans-séquences. Un film comme Nous ne vieillirons pas ensemble ne compte pas plus de 120 plans-séquences. Ces plans-séquences sont parfois quasiment improvisés comme dans la dernière séquence d'A nos Amours lorsque le père (interprété par Pialat lui-même) revient voir sa famille (et ses acteurs).

    D'ailleurs dans son véritable premier film pour le cinéma L'enfance nue en 1969 Pialat n'utilise pas d'acteurs professionnels, et son film cherche à saisir « la vérité du moment ». Pour lui la fonction essentielle du cinéma est là : saisir « la vie » dans sa complexité, dans ce qui se joue entre les individus, saisir les contradictions insondables des êtres. Ainsi Pialat semble placer très haut ses idéaux cinématographiques et, dès lors, il ne peut qu'être assez amer vis-à-vis du cinéma tel qu'il existe comme il le dira dans une interview donné au magazine des Inrockuptibles en 1994 : « D'ailleurs, c'est ce que je reproche au cinéma en général : Ce n'est pas sérieux. C'est fait par des gens qui n'ont aucun intérêt si ce n'est l'argent ». (Propos recueillis par Christian Fevret et Serge Kaganski pour la revue Les Inrockuptibles n°52, hiver 1994).

    Certes Rohmer utilise parfois également cette même façon de filmer en développant de longs plans-séquences et en laissant une grande liberté d'improvisation à ses acteurs : c'est notamment le cas du Rayon vert (1986) où l'actrice principale qui incarne Delphine, Marie Rivière, est d'un naturel qui crève l'écran et où le long dialogue totalement libre, filmé à Biarritz non loin du Rocher de la Vierge, entre des touristes à propos « du rayon vert » (la réfraction des derniers rayons de soleil couchant dans la mer) constitue sans doute l'une des scènes les plus libres et gratuites du cinéma. Que le cinéma soit capable de saisir la vie dans sa pureté et sa gratuité ... voilà qui nous éloigne justement de ceux pour qui le cinéma n'est que débauche de moyens et recherche de bénéfices.

    Pourtant le cinéma de Rohmer se distingue de celui de Pialat sur plusieurs points. Les films de Rohmer sont incontestablement plus « écrits » que ceux de Pialat à la fois dans leur scénario et dans les dialogues. Ces derniers, derrière une grande apparence de naturel, sont en fait beaucoup plus ciselés et travaillés, avec parfois de longues tirades sur le questionnement du comportement de l'autre (sexe) ou sur l'analyse de son propre comportement ; mais aussi des envolées philosophiques comme par exemple celle sur le pari de Pascal qui revient deux fois dans l'œuvre cinématographique de Rohmer (Ma nuit chez Maud et Conte d'hiver).

    Le plus intriguant dans les films de Rohmer réside dans ce décalage entre le jeu qui apparaît volontairement faux des comédiens et les vérités sur l'homme qui y sont délivrées. Là encore Rohmer, comme Pialat, refuse le cinéma conventionnel qui procède de façon exactement inverse en donnant à voir un spectacle qui se veut vrai alors qu'il n'est qu'illusion.

    Dans cette recherche d'un absolu cinématographique l'on peut sans doute voir dans Robert Bresson (1901-1999), qui précède d'une génération Pialat et Rohmer, un modèle et un mentor pour ces derniers. Mais la grande différence entre Pialat et Rohmer réside surtout dans le portrait que l'on peut faire de leurs personnages au sein de leurs films. Chez Pialat, et notamment si l'on se réfère à A nos amours, les personnages apparaissent comme étant, au sens propre du mot, désespérés, agissant sous l'emprise d'une liberté qui les consume, aptes à l'acte gratuit comme lorsque Suzanne (Sandrine Bonnaire) se donne au marin américain.

    A l'inverse les personnages de Rohmer portent en eux une espérance profonde qui les pousse confusément et parfois à l'aveugle, à l'action : comme Félicie dans Conte d'hiver (1992) qui part à Nevers pour en revenir rapidement, mais cette « inconstance » lui permet de retrouver son premier et véritable amour.

    De même le comportement erratique de Delphine, jeune femme esseulée, dans Le Rayon vert (1986), lui permet finalement de rencontrer ce qu'elle recherchait inconsciemment ou consciemment pour trouver un équilibre : l'âme sœur.

    Les personnages de Rohmer semblent agir au sein d'un plan général, dont la finalité les dépasse, mais qui souvent par des chemins détournés, les conduit à s'épanouir en tant qu'être humain.

    En un mot Rohmer croit à une transcendance divine présente dans nos existences, alors que Pialat (bien qu'il ait adapté Sous le soleil de Satan de Bernanos, mais le paradoxe n'est qu'apparent puisqu'il filme précisément un curé en plein doute existentiel) reste fondamentalement athée. Le premier définit un cinéma porté par un certain espoir, alors que le second produit une œuvre beaucoup plus désespérée.

Eudes Girard