3 - L'homme que j'ai connu

    En 1967, comme beaucoup d'autres j'ai débarqué un matin à Chaillot pour lui montrer mon premier film professionnel "La Fouine". C'est André S. Labarthe qui m'avait permis de le rencontrer. Henri passa au cours de la projection puis acquiesça du regard en me tapant sur l'épaule. Je fis de même pour le suivant "Le Matin d'Elvire" en 1969. Mary Meerson était là. Elle me prit en aparté et me dit « Vous êtes de Tours je crois; il faudrait que l'on crée avec vous dans cette ville les "Amis de la Cinémathèque" comme nous l'avons fait à Nice avec Odile Chapelle, puis aussi à Strasbourg et à Grenoble. » « Bien sûr, lui dis-je, ce serait avec grand plaisir ! » « Bien, il faut revenir nous voir ».

    Une semaine plus tard Langlois demandait à me rencontrer pour parler de ce projet. Tours était une ville où il avait été appelé sous les drapeaux en avril 1940. Il avait été affecté au dépôt de DCA n° 409. Mais quinze jours plus tard c'était l'invasion allemande. Lorsque Pétain annonça le 17 juin qu'il fallait cesser le combat, l'unité de Langlois fut consignée dans la caserne tourangelle pour se rendre aux Allemands. Mais voilà, qu'allaient devenir les copies de films sans leur gardien ? Langlois s'évada, rentra à Paris !

    Quelques temps après, sa rencontre avec Yvonne Dornès qui intercède à Vichy auprès d' Hensel, responsable de la cinématographie allemande, va être très importante. Hensel sera compréhensif et sans trahir son pays, accordera certaines facilités à la Cinémathèque Française dans ''l'intérêt supérieur du cinéma''.

    Henri m'avait raconté cela, en m'expliquant sa nostalgie pour la ville de Tours. En même temps, à chaque passage à Chaillot, je faisais une cure de films classiques qui restaient alors très difficiles à voir en dehors de la Cinémathèque.

    « Tu vois, me dit-il, nous avons retrouvé ce film au Caire. C'est un film américain doublé en Arabe. Il n'y a pas de générique, rien, aucun indice ». Il demande au projectionniste de lancer la copie. Trente secondes de projection s'écoulent et Langlois s'écrit : « C'est un John Ford ! » Un peu plus avant dans le déroulement du film, il me dit jubilatoire : « C'est La Patrouille perdue ! Tu vois Ford c'est la limpidité même, il sait planter des personnages dans un décor dès les premières images ». Au final, alors nous devions parler de la future Cinémathèque de Tours, j'ai eu droit à un cours sur John Ford.

    Avant de le quitter il me dit de revenir la semaine prochaine, il aura plus de temps. En revenant le voir la semaine suivante j'ai eu droit cette fois à un commentaire en direct sur "Profession reporter" de Michelangelo Antonioni. À la fin de la projection il me dit : « Qu'en penses-tu ?» « Quelle dérision, lui dis-je, de venir faire mourir Nicholson dans "l'hôtel de la Gloire ! » « Oui, oui c'est génial ! ».

    Au cours de nos rencontres, je ne sentis au fil du temps que du respect, puis la réelle amitié qui était en train de naître entre nous. Mais je n'avais pas encore vraiment de programmation... Je compris assez vite son mode de fonctionnement, avec lui il fallait être patient !

    Un jour je fus convié à suivre la visite de Mme Pompidou au Musée du Cinéma. Nous étions quelques fidèles d'Henri à avoir été informé. Mme Pompidou, une femme de grande classe, écoutait respectueusement le maître de cérémonie et l'on sentait qu'elle avait beaucoup d'admiration pour lui. Petit à petit, je faisais connaissance de la garde rapprochée d'Henri : Mary, bien sûr, en première ligne, puis Renée Lichtig, la grande et fidèle monteuse de Jean Renoir, Lotte Eisner, un puits de science (auteur de "L'écran démoniaque" et d'un livre sur Murnau, oeuvres de références jamais égalées) et Marie Epstein, sœur de Jean Epstein (qui jusqu'à son dernier souffle travailla à la Cinémathèque sur la sonorisation des films muets de son frère). Je garde une image assez bouleversante de Marie qui à 90 ans, couchée sur la table de montage, sonorisait "La Glace à trois faces" de Jean Epstein.

    À cette époque je venais presque chaque semaine à Paris - destination Chaillot - et en discutant avec Henri, souvent entre deux portes, je voyais beaucoup de films dans la salle de la Cinémathèque. Parfois, quand Langlois me faisait trop attendre, je bavardais avec Mary dans son petit bureau près de l'entrée de la salle. Elle passait ses journées là tout en surveillant les allées et venues du public. Le prix d'entrée était très modique : 2 francs mais il y avait quand même des resquilleurs. Certains se faisaient repérer car ils entraient simplement sans payer. Parfois le garçon à la caisse disait tout haut : « Untel est encore entré sans ticket ! ». Alors Mary de sa voix puissante hurlait : « Vire moi ce petit trou du cul »

    Avec Mary, j'avais droit à quelques potins concernant les gens du cinéma. Elle pouvait me vanter les qualités de Catherine Deneuve, d'Alain Delon, qui lors d'un hommage que la Cinémathèque lui rendait, lui avait offert une grosse brassée de roses, mais l'actrice qu'elle aimait par dessus tout était Isabella Rossellini. Henri et Mary étaient très liés avec son père, Roberto Rossellini, et ce depuis longtemps. Isabella partit vivre aux États-Unis, mais elle passait souvent à Paris pour les besoins de son métier, elle faisait la publicité de Dior notamment, et invitait Henri et Mary à déjeuner dans de très bons restaurants parisiens. Mary, toute émue, me raconta qu' Isabella, à la fin du repas, mettait quelques billets sous son assiette où sous celle d'Henri, car elle connaissait bien la difficulté permanente qu'ils rencontraient pour vivre. Car pour Henri tout passait dans la Cinémathèque.

    C'est avec Langlois que je compris l'importance de l'accueil.

    Quand il recevait un grand cinéaste, Vidor, Hitchcock, Kurosawa et bien d'autres, rien n'était assez beau pour les recevoir : bons déjeuners ou dîners, très bons hôtels, cadeaux appropriés, réceptions avec des journalistes. Pour lui rien. Lorsque je fus reçu plus intimement dans leur appartement de la rue Gazan, la première fois, je fus abasourdi par le décor. Sur une grande table de cuisine s'empilaient verres, assiettes; plats, couverts et sur l'évier un bric-à-brac incroyable car les meubles de rangements étaient quasi inexistants. Quelques chaises, certaines cassées, trônaient ça et là dans la pièce vide. La chambre à coucher consistait en un très grand lit bancal et une immense armoire en équilibre sur trois pieds, le quatrième étant remplacé par une brique pas assez haute ce qui faisait pencher dangereusement la dite armoire. On sentait que cette maison, qui avait reçu à une époque révolue de nombreux invités prestigieux, avait été peu à peu désertée pour une vie dans les locaux de la Cinémathèque presque 24 heures sur 24.

    Un jour Henri m'emmena voir Jean Rouch au Musée de l'Homme. Au Palais de Chaillot, il n'y avait que quelques marches à monter. Il voulait que je fasse sa connaissance pour l'inviter à Tours. Les deux amis s'entendaient à merveille. Je partageais avec eux de merveilleux moments de souvenirs de toutes sortes. Langlois vantait les films de Jean et lui célébrait le travail d'Henri à la Cinémathèque. Une belle amitié que j'ai déjà relatée dans cette revue est née dès ce jour avec Rouch. Aussi à chaque fois que je venais à Chaillot j'allais faire un petit coucou à Jean lorsqu'il n'était pas en tournage.

    Un jour d'avril 1972, Henri me demanda de passer pour faire une première programmation à Tours. Il m'avait dit de venir en début de soirée. Je suis arrivé vers 18 heures. Mary m'accueillit et me dit qu'il était en pleine programmation et qu'il ne fallait pas le déranger « En attendant, me, dit-elle, allez donc voir la rétrospective consacrée à Alexandre Dovjenko, c'est un géant du cinéma russe que tout le monde a déjà oublié. Henri l'a reçu juste avant sa mort ». Alors, en entrant dans la salle j'ai découvert "La Terre" et les larmes me sont venues aux yeux. "La Terre" est un chant universel qui révèle en des images sublimes que la mort est une part de la vie, et établit une dialectique de l'unité et de la continuité de l'univers. "La Terre" est le cantique des cantiques du couple homme-nature que je pus voir ce jour-là dans une magnifique copie qui hélas n'existe plus aujourd'hui.

Lionel Tardif (A suivre)