Ce fut un grand plaisir pour moi de voir qu'Agnès Torrens avait eu la possibilité de projeter deux films muets italiens. J'ai eu l'honneur et le plaisir de présenter cette soirée consacrée au muet italien qui fut exceptionnelle quant à la rareté et à la qualité des films. Moi-même, après avoir travaillé pendant deux ans sur le cinéma muet italien je n'avais pu voir Assunta Spina sur grand écran et je vis Nozze d'oro pour la première fois.

    Pour ceux qui n'ont pas pu assister à cette soirée, et pour rappeler ce qu'il faut retenir de ce courant naturaliste, voici les grands points importants.

    Ces deux films s'ancrent dans une tradition réaliste du cinéma italien mais leur rapport au réel n'est pas le même. Assunta Spina, film de Gustavo Serena (1881-1970) réalisé en 1915, est adapté d'un drame du théâtre napolitain de Salvatore Di Giacomo, joué six ans plus tôt au Teatro Nuovo de Milan. Il est l'emblème du courant naturaliste, ou vériste, du cinéma muet italien, notamment car c'est l'un des seuls films de ce courant qui ait pu être sauvé. Il ne nous reste en effet que très peu de ces productions appartenant au filon de cinéma social né dans le Sud de l'Italie au milieu des années 1910. Assunta Spina a ainsi permis de laisser une trace exceptionnelle, en exposant les traits distinctifs de cette école qui consistait à tourner dans la rue, en lumière naturelle, avec des autochtones amateurs, ou des acteurs professionnels, pris à contre-courant, et livrant une prestation éloignée de toute artificialité. Vous reconnaîtrez ainsi de nombreux points communs avec le néo-réalisme qui réunira, à partir des années 1940, à peu près les mêmes dogmes. Il nous raconte l'histoire d'une femme qui cherche à s'élever socialement mais qui se retrouve rattrapée par son destin, comme dans la dramaturgie tragique. La tradition réaliste du cinéma italien était déjà présente dans la première école du documentaire « dal vero », qui prit naissance avant les années 10 et à la tête de laquelle se trouvait des opérateurs comme Giovanni Vitrotti (1882-1966) ou Luca Comerio (1878-1940).

    Ces productions s'attachaient aux coutumes, à la culture et à la mentalité typiques de certaines régions italiennes, en particulier sicilienne et napolitaine.

    Nozze d'oro, antérieur à Assunta Spina puisqu'il date de 1911, renvoie en revanche au Risorgimento et c'est sous forme de flash-back que Luigi Maggi évoque les temps passés de la guerre d'indépendance italienne. À travers l'histoire d'amour entre un soldat et une jeune fille, le film raconte la guerre entre l'Italie et l'Autriche. La période historique du Risorgimento qui a tant marqué les Italiens est donc au cœur de ce film. Le Risorgimento est la période de l'histoire de l'Italie durant la seconde moitié du XIXe siècle au terme de laquelle les rois de la maison de Savoie unifient la péninsule italienne.

    La première phase du Risorgimento, 1848-1849, voit le développement de différents mouvements révolutionnaires et une guerre contre l'Empire d'Autriche, mais se conclut par un retour au statu quo. C'est de cette période dont il est ici question. La seconde phase, 1859-1860, se conclut par la proclamation du Royaume d'Italie le 17 mars 1861. L'unification est ensuite achevée avec l'annexion de Rome, capitale de l'État de l'Église, le 20 septembre 1870. La Presa di Roma, de Filoteo Alberini, réalisé en 1905, est donné généralement pour le premier film de fiction italien et nous raconte justement cette annexion de Rome. Il s'agit d'un autre film très important de l'histoire du cinéma italien.

    Assunta Spina et Nozze d'oro, malgré les différences de contexte narratif que nous venons d'énoncer, sont néanmoins proches par leur construction narrative, qui rejoint toujours le mélodrame, genre populaire par excellence. En effet, ces deux films mettent en scène de grandes passions, à l'intérieur même d'une réalité contemporaine économique et sociale. Le problème des classes sociales et de leur opposition est donc porté par le mélodrame, genre caractéristique du XIXe siècle, commun à de nombreux pays, tant sur le plan littéraire et lyrique que cinématographique. Ainsi, dans de nombreux films de ce courant réaliste, la conscience de l'injustice sociale apparaît à travers la plupart de ces aventures rocambolesques. Le mélodrame donne à ces films des schémas narratifs simples et constants.

    Il accentue les effets pathétiques, avec un jeu très expressif. On y retrouve des stéréotypes et généralement une action intense, fondée sur des événements violents, comme le meurtre dans Assunta Spina. Le mélodrame, notamment à l'opéra, se caractérise d'ailleurs par la mise à mort de la femme(1) . Cela peut expliquer qu'un film, construit autour d'une figure féminine s'achève par la mort de l'héroïne. Pour la Naples du début du XXe siècle, le recours au mélodrame est donc bien un moyen de parler aux gens du peuple et de véhiculer une pensée sur la réalité qui retienne leur attention. Les stéréotypes populaires du mélodrame peuvent donc être les bons vecteurs d'un discours social plus grave.

    Dans leur rapport à la réalité italienne sociale et contemporaine du début du XXe siècle, ces films sont à analyser en regard des problématiques que posera le néo-réalisme au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En rapprochant le cinéma muet italien des années 1910 de la période néo-réaliste italienne des années 1940 Henri Langlois souligne avec justesse l'importance de cette filmographie qui reste encore méconnue : « A deux reprises, dans les années 10 et 40, le cinéma italien a joué un rôle déterminant ».

 

(1)Catherine Clément, L'opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1979, 258 p.

Manon Billaut

Cinefil N° 18 - Octobre 2012