3 - L'homme que j'ai connu (Suite)

    Quand je ressortis de la salle vers minuit et demi j'ai pu enfin accéder au réduit, plutôt que le bureau, où Langlois et Alain Marchand, le fidèle des fidèles, étaient enfermés depuis le début de l'après-midi. Un brouillard épais de fumées de cigarettes planait dans le local. Il y avait deux tables-bureaux, jouxtées l'une en face de l'autre, avec deux téléphones et les deux protagonistes se faisaient face. Alors j'ai assisté à une programmation totalement surréaliste de la salle de Chaillot, puis ensuite de celle de Tours. Alain Marchand avait en ligne Akira Kurosawa à Tokyo et Henri, Jules Dassin à New york. Alain demandait à Kurosawa l'autorisation de passer à Paris puis à Tours "La Légende du Grand Judo","Rashomon", "Sanjuro des Camélias", tandis que Langlois négociait avec Dassin les passages des "Bas fonds de Frisco","Les forbans de la nuit" et du "Rififi chez les Hommes".

    Parfois Alain passait son téléphone à Henri car Kurosawa voulait lui faire part de son état d'esprit, déjà de sa difficulté de créer dans le Japon de ces années-là. Henri disait à Dassin de poursuivre avec son assistant mais qu'il le reprendrait ensuite. Comme Alain n'avait pas une voix de ténor il était obligé de parler très fort pour se faire entendre et Henri, agacé, hurlait encore plus fort dans le téléphone. J'étais complètement abasourdi et en même temps fasciné. Pour rendre les choses encore plus délirantes, Henri m'avait donné du papier et un crayon et tout en discutant simultanément avec ses deux interlocuteurs il se tournait vers moi et me disait : « Pour Tours, tient marque "La Foule" de Vidor, j'ai carte blanche de sa part (se souvenant que dans l'après midi King Vidor lui avait dit oui pour ce film). Puis il reprenait des discutions passionnées avec Tokyo et New York. Dans ces échanges où on évoquait en même temps des figures marquantes, Henri faisait la première programmation de son antenne tourangelle. Comme un des interlocuteurs au bout du fil évoquait Griffith il me hurlait presque de noter "Naissance d'une Nation" pour Tours.

    Puis à un moment donné, Kurosawa dit à Langlois son amour de la culture russe et ses préparatifs d'un film qu'il allait tourner dans la taïga sibérienne et aussitôt Henri eut un flash : « Tiens pour ta cinémathèque met "La Terre" et "Aérograd" de Dovjenko j'ai les deux copies ». Les programmations de Chaillot et de Tours se terminèrent vers deux heures du matin.

    Alain Marchand était épuisé, moi aussi, mais j'ai eu l'impression qu'Henri aurait pu continuer toute la nuit tant une passion dévorante l'animait.

    Un autre jour Langlois me dit d'un air énigmatique de venir absolument voir un film unique, un film clé de l'histoire du cinéma tout en me précisant que celui-là, il ne pourrait pas me l'envoyer à Tours. Après l'avoir questionné, plus que curieux, il m'avoua qu'il allait programmer pour une seule séance "L'Opinion Publique" de Chaplin. Il m'en expliqua les raisons. À cette époque (1972) Charlie Chaplin donnait l'autorisation une fois par an à Langlois, et à lui seul pour une unique séance, pour présenter "A woman of Paris". Ce film est une date importante dans l'évolution du septième art, au niveau de sa grammaire. C'est une oeuvre qui apporte au cinéma l'équivalent de ce que l'on trouve en littérature avec le raccourci, l'ellipse, la métonymie, l'allusion, couramment utilisés dans les belles lettres. Les historiens le considère comme un cours supérieur de technique cinématographique à l'usage des metteurs en scène.

    Chaplin en connaissait très bien sa valeur, aussi pour des raisons de ''réexploitation'' programmée de toute son œuvre, avec les musiques qu'il écrivait lui même pour chacun de ses films muets, il aimait entretenir le suspense sur ce film sublime. Ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que je pus le présenter à Tours. Lorsque "L'Opinion publique" passait à Chaillot il y avait deux cent mètres de queue pour une salle de quatre cent places.

    Peu de temps avant le démarrage de l'antenne de la Cinémathèque française de Tours j'eu la chance de croiser Alfred Hitchcock à Chaillot. Comme pour Mme Pompidou j'étais dans la garde rapprochée lors de la visite du Musée. Langlois reçut somptueusement ''le Maître du Suspense'' qui lui en fut reconnaissant. Peu de temps après, arrivèrent au Musée de Langlois le squelette de la mère de Norman Bates (Anthony Perkins dans le film) ainsi que d'autres éléments du principal décor du film.

Lionel Tardif

Cinefil N° 18 - Octobre 2012