A l'ère du numérique, il serait utile de rappeler que le cinéma est né d'un support argentique emprunté à la photographie : la pellicule. Bientôt elle aura totalement disparu des cabines de projection, remplacée par de simples galettes sur lesquelles une suite de chiffres tiendra lieu d'images. Il sera alors difficile au projectionniste, dans un élan fétichiste, de prélever sur la bande quelques photogrammes des actrices qui nourriront ses fantasmes les plus secrets. Bien au-delà de ces remarques empreintes de nostalgie c'est plutôt le témoin d'une histoire du cinéma qui va disparaître, une histoire déterminée par celle de la pellicule.

Le format :

    Au cours de son histoire, les dimensions de l'image cinématographique n'ont cessé d'évoluer alors même que le format de la pellicule utilisée est resté toujours le même, depuis Edison, à savoir le 35 mm, emprunté à la photographie. Les tentatives opérées pour obtenir une image plus importante à partir d'un autre format, ont échoué, faute d'un équipement suffisant dans les salles de projection. C'est ainsi que la pellicule 70 mm utilisée à l'époque des grands péplums, tel Ben Hur de William Wyler en 1959 a été abandonnée. Ce film et bien d'autres ont dû être retirés sur pellicule 35 mm pour pouvoir être diffusés plus largement. Aussi le 35 mm est-il bien le standard utilisé pour la majeure partie des films. Le 8 mm et le 16 mm qui nécessitent des équipements plus légers répondent davantage aux besoins du film de famille pour le premier, au reportage et aux films à petits budgets pour le second.

    La taille de l'image projetée sur l'écran est déterminée par celle de l'image impressionnée sur la pellicule dans un rapport inversement proportionnel. A l'époque du muet, elle utilise la quasi totalité de la pellicule, à l'exclusion des marges réservées aux perforations. Le format de l'image que l'on mesure dans un rapport hauteur sur largeur est de 1,33. A partir de 1927, à l'apparition du parlant, la partie gauche de la pellicule va être réservée à la piste sonore, piste optique qui ampute l'image de quelques millimètres ramenant son format à 1,37. L'image projetée, à peu près carrée, privilégie ces verticales que l'on admire dans Metropolis de Fritz Lang, architecte de formation. Ce format va s'imposer jusque dans les années 50 qui voient la télévision s'imposer dans le paysage audiovisuel, surtout aux Etats-Unis.

    Il convient alors au grand écran d'affirmer sa suprématie sur le petit écran sous peine de disparaître. Il faut alors surprendre le spectateur avec l'image la plus grande qui soit.

    Martin Scorsese, dans son Voyage à travers le cinéma américain, nous fait part de l'émerveillement qui fut le sien lorsqu'en 1953 il vit, enfant, dans la salle de cinéma où son père le conduisait régulièrement, le rideau de scène qui n'en finissait pas de s'ouvrir découvrant une image aux dimensions jamais vue jusqu'alors, celle de La Tunique, premier film en cinémascope de Henry Koster.

    Le rapport hauteur sur largeur de cette image obtenue grâce à des objectifs anamorphiques à la prise de vue et corrigée à la projection, est de 2,55. Les horizontales et non plus les verticales sont privilégiées. C'est le temps des grands westerns qui permettent de découvrir les grands espaces américains. C'est aussi pour Fritz Lang, nostalgique d'un passé désormais révolu, un format tout juste bon à filmer un serpent dans un désert. Dans ses films de la période américaine, il va toujours s'arranger, par un système de recadrage de l'image dans l'image, pour retrouver le vieux format qu'il ne peut se résoudre à abandonner. A l'opposé, Nicolas Ray adopte ce format pour filmer en gros plans James Dean dans La Fureur de vivre en 1955, contribuant ainsi au mythe dont va faire l'objet cet acteur américain appelé à un destin tragique. Ce format utilise des pistes magnétiques pour le son, bien vite remplacées par une piste optique qui oblige à ramener ce format à 2,35, format toujours utilisé.

    On tenta dans ces années-là de procéder au défilement horizontal et non plus vertical de la pellicule, ce qui permettait d'agrandir le format de l'image. Là encore, ce procédé, appelé Vistavision ne parvint pas à s'imposer pour des raisons d'équipement des salles. Les films ainsi tournés durent être retirés sur une pellicule à défilement vertical dans un format de 1,85, format qui devint le standard américain. La France, à l'époque de la Nouvelle Vague préféra le format 1,66, format aujourd'hui abandonné.

La durée :

    La pellicule est contenue dans un chargeur qui limite aujourd'hui sa longueur et donc sa durée à environ 12 minutes. A l'origine, à l'époque des opérateurs des frères Lumière qui sillonnaient le monde en quête d'images, les films utilisaient en une seule prise la totalité du chargeur. Chaque film se composait d'un seul plan d'une durée de 1 minute.

    Pour pouvoir toucher un public plus exigeant le cinéma, dut s'adapter et proposer des films plus élaborés et plus longs, composés de bouts de pellicule, appelés plans, collés l'un après l'autre et coupés à la longueur requise pour les besoins d'une narration. Ainsi ce travail de restructuration donna naissance à l'art du montage qui allait conditionner toute la production du film.
Le cinéma devient alors, par le montage, un art de la fragmentation offrant au spectateur une vision partielle aussi bien spatiale que temporelle.

    Quelques vues vont suffire à rendre compte d'un lieu. On va pouvoir raconter toute la vie d'un homme en 1 heure 30.

    L'imagination du spectateur fait le reste, aidée en cela par un art du montage qui consiste grâce à des raccords, à transfigurer cette discontinuité en continuité. Tout ce qui n'est pas montré relève alors du hors-champ, espace imaginaire né du montage. Aussi peut-on affirmer que montrer une image au cinéma revient à sommer le spectateur d'imaginer ce qu'on ne lui montre pas.

    Pour autant de nombreux réalisateurs ont dénoncé cette illusion de la continuité en voulant faire coïncider le temps du récit et le temps de la projection. Le recours au plan séquence, notamment par les réalisateurs du néo-réalisme italien, en est un exemple. Parfois même cette préoccupation relève de la prouesse technique. C'est le cas de Jean-Pierre Melville dans Le Doulos, film de 1962 qui met en scène un petit truand, interprété par Jean-Paul Belmondo, soumis à un interrogatoire dans une pièce d'un commissariat de police dont une partie des murs est constituée de portes vitrées. Le plan séquence dure plus de 8 minutes. La caméra filme cet interrogatoire en un long panoramique à 360° pour souligner l'enfermement physique et psychologique du personnage, sans jamais que la caméra se reflète sur la paroi vitrée de la pièce ! Cette même préoccupation de la continuité peut aller jusqu'au fantasme d'un réalisateur comme Alfred Hitchcock qui, dans La Corde, prolonge le plan séquence jusqu'à nous donner l'illusion d'un film constitué d'un seul plan. Il veut ainsi accentuer le suspense de la situation provoqué par la présence du cadavre d'un jeune homme dans la pièce qui réunit un professeur, interprété par James Stewart, et ses anciens élèves, auteurs de cet assassinat. En fait Hitchcock cache les collures des plans en faisant avancer ses personnages vers la caméra jusqu'à ce que la couleur noire de leurs vêtements occupe l'intégralité du cadre. Alors le réalisateur peut couper et coller un nouveau plan sans que le spectateur le plus averti s'en aperçoive !

    Mis à part ces quelques cas extrêmes, d'une manière générale, on peut dire que le cinéma en tant qu'art de la représentation est né de cette longueur et donc de cette durée limitée de la pellicule qui, conditionnant à la fois le tournage et le montage, détermine une narration caractérisée par l'art de l'ellipse.

La sensibilité :

    La pellicule se définit aussi par sa sensibilité. Jusque dans les années 30 on utilise une pellicule orthochromatique, peu sensible, accentuant les contrastes, capable de reproduire uniquement le noir et le blanc. Cette pellicule nécessite un fort éclairage d'où le recours à des studios. Les vêtements des personnages sont uniformes, sans nuances, et les acteurs sont obligés de recourir au maquillage (paupières noircies, moustaches et barbes) pour accentuer leurs mimiques sans lesquelles leurs visages sont inexpressifs. Pensons au personnage de Charlot associé à son chapeau melon, à son vêtement et surtout à sa petite moustache appelée à devenir célèbre.

    Si le cinéma américain naissant qui repose sur cette croyance en la capacité de l'homme à surmonter toutes les difficultés et donc à tendre vers un happy end est un cinéma de la lumière, au contraire, à la même époque, l'expressionnisme allemand, héritier du Sturm und Drang et du romantisme qui fait de l'homme une victime de forces du mal sociétales ou individuelles, privilégient l'ombre. Si, à Hollywood, éclairer va consister à effacer les ombres comme pour souligner la victoire du bien sur les forces du mal, les Allemands vont les accentuer comme pour rappeler que chaque individu porte en lui sa part de mal.

    A partir des années 30 la nouvelle pellicule panchromatique, beaucoup plus sensible, va s'imposer. Les contrastes vont pouvoir être nuancés et le gris, avec toutes ses variantes va faire son apparition. Les tournages en extérieur sont privilégiés. Finis les épais maquillages. Les personnages vont revêtir des vêtements aux riches étoffes imprimées. Le ciel ou les étendues d'eau ne sont plus des surfaces uniformes privées de reflets. Les atmosphères brumeuses ou celles des petits matins servent de cadre à nombre de films. Pensons à Quai des brumes ou au Jour se lève de Marcel Carné, à la robe de Casque d'or de Jacques Becker ou encore à Une partie de campagne de Jean Renoir que nous verrons bientôt.

    La Nouvelle Vague s'impose à la fin des années 50. Des jeunes gens, avec peu ou pas de budget vont pouvoir tourner des films qui métamorphosent le cinéma français. Une nouvelle esthétique s'impose. Cette transformation n'est rendue possible que grâce à l'apparition d'une nouvelle pellicule dite X, beaucoup plus sensible encore qui ne nécessite aucune lumière artificielle. Ajoutons à cela l'apparition d'un nouveau format, le 16 mm, gonflé en postproduction en 35 mm. Le poids et la taille des caméras s'en trouvent réduits. De plus l'invention du magnétophone portable Nagra permet les enregistrements en prise directe. Ainsi ces nouveaux réalisateurs, jeunes et pour la plupart sans expérience, avec des équipes réduites vont pouvoir tourner en extérieur ou dans des décors réels. Ils contribuent à la naissance d'une nouvelle esthétique qui bouleverse le cinéma mondial.

    Sans vouloir épuiser le sujet, il est important de souligner le rôle déterminant de l'outil dans l'affirmation d'une esthétique artistique et pas seulement cinématographique. Rappelons, si besoin est, que les peintres impressionnistes ont pu sortir des ateliers, poser leurs chevalets au contact de la nature parce que tout simplement le tube de peinture, nouvellement créé, les dispensait des longues préparations des couleurs qui rendaient impossible l'exercice de leur art sur le vif.

    L'abandon de l'argentique pour le numérique qui affranchit le cinéma des contraintes de la pellicule, va créer de nouvelles conditions de production auxquelles réalisateurs, acteurs, techniciens, critiques vont devoir s'adapter dans une démarche créative. Une nouvelle page de l'histoire du cinéma est en train de s'écrire.

Louis d'Orazio