Murnau, (Friedrich Wilhelm Plumpe de son vrai nom) est né en 1888 à Bielefeld au nord-est de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Après des études littéraires et artistiques brillantes, il part suivre en tournée le metteur en scène Max Reinhart. Il jouera quelques rôles sous sa direction et montera même quelques pièces avant de se consacrer au cinéma après la première guerre mondiale. Son cinéma se divise en deux périodes : une période allemande de 1919 à 1926 et une période américaine de 1927 à 1931. Il fait partie de ces cinéastes qui ont fui la politique allemande en allant se réfugier aux Etats-Unis (le plus connu d'entre eux étant Fritz Lang). Engagé à la Fox en 1926, il entame une carrière aux Etats-Unis avec L'Aurore qui est considéré comme un des plus grands chefs d'œuvre du cinéma muet. Il part en Amérique au moment où l'on passe du cinéma muet au cinéma parlant, mais Murnau restera toujours fidèle au muet.

    Le Dernier des hommes (Der Letzte Mann) (1924) que la Cinémathèque de Tours présente cette saison est un de ses grands films réalisés à la fin de sa période allemande. Mélangeant des scènes de la vie quotidienne et de grands thèmes légendaires germaniques, le cinéma de Murnau est l'un des plus importants de l'expressionnisme allemand. C'est en Allemagne qu'il réalisa les célèbres Nosferatu le vampire (Nosferatu, eine Symphonies des Grauens) en 1922, Tartuffe (Der Tartuffe) en 1925 et Faust en 1926. L'expressionnisme est une tendance artistique moderne qui se développa à la veille de la première guerre mondiale en Allemagne, et au cinéma surtout pendant les années 1920. L'œuvre cinématographique culte qui fit connaître l'expressionnisme dans le monde entier est Le Cabinet du docteur Caligari (Das Cabinet des Dr. Caligari) de Richard Weine, (1920).

    ''L'expressionnisme'' correspond à l'expression des sentiments. C'est la vision de l'artiste qui se substitue à l'idée perçue. Ce mouvement se développa en réaction contre les impressionnistes qui, selon les expressionnistes, se soumettent au réel. A l'opposé du matérialisme, les expressionnistes mettent en avant leurs fantasmes, guidés par la psychanalyse freudienne. On s'intéresse aux rêves et à l'imaginaire, tout en restant ancré dans le réel. Cela pousse les cinéastes à quitter les décors naturels et à revenir tourner en studio. Néanmoins, Murnau fait ici exception, car tout en étant un des chefs de file de ce mouvement, il donna une large part aux scènes tournées en extérieurs dans ses films. Ces films, très critiques sur la première guerre et la situation en Allemagne après 1918, n'étaient pas très appréciés du public qui recherchait davantage des films d'évasion, qui leur faisait oublier le quotidien. C'est suite au succès de Georg Wilhelm Pabst et de Fritz Lang, que l'on commença, et notamment à l'étranger, à s'intéresser à ce nouveau courant qui présentait de nombreuses innovations quant aux décors, à la photographie, au jeu des acteurs et à la mise en scène.

    Murnau, maître du clair-obscur, était particulièrement remarquable dans ces jeux d'ombres et de lumière visant à symboliser le mal et la psychologie des personnages.

    En 1924, il tourna Le Dernier des hommes, avec Emil Jannings dans le rôle du portier. Ce film se présente comme un mélodrame social. L'histoire raconte le drame de ce portier du grand hôtel Atlantic, qui, un matin, constate qu'il a été remplacé sur son lieu de travail. Jugé trop vieux, il ne peut plus exercer cette fonction qu'il considérait comme prestigieuse et qui lui valait l'admiration de tous les habitants du quartier.
Il doit rendre son beau costume de portier et est relégué à la surveillance des lavabos. Pour le mariage de sa fille, le vieil homme est décidé à récupérer sa livrée et commet un vol. Or, lorsque son manège est découvert, famille et amis se détournent de lui. Le même sentiment d'injustice émane de la scène du vol du vélo dans Le Voleur de bicyclette que De Sica tournera en 1948. Mais ici, l'histoire ne s'arrête pas sur cette note tragique : Murnau préfère un épilogue heureux, quitte à ce qu'il soit peu vraisemblable. Un milliardaire américain succombe à une crise cardiaque dans les lavabos de l'hôtel, après avoir légué son immense fortune à l'ancien portier, qui l'a assisté dans ses derniers moments.

    Murnau parvient à tout signifier par l'image et Le Dernier des hommes est l'un des très rares films muets à ne comporter aucun intertitre. Son art se concentre très souvent sur la mise en scène de différences spatiales ou sociales. Ici, c'est le portier qui choit du jour au lendemain d'un poste gratifiant à celui le plus humiliant de l'hôtel : dans L'Aurore, c'est l'homme qui hésite entre l'amour de sa femme villageoise et la séduction de la femme de la ville. Il y a dans tous les films de Murnau cette figure de l'opposition, qui est également une caractéristique essentielle de l'expressionnisme allemand, et qui se retrouve dans la composition du cadre et les jeux de lumière entre le noir et le blanc.

    Film sur la vieillesse et sur les oppositions entre les classes sociales, Le Dernier des hommes met ainsi en scène le malaise de la société allemande des années d'après-guerre, à travers le portrait d'un vieil homme construit sur le statut social et le regard d'autrui, symbolisé par sa livrée de portier. Le film montre comment la société peut détruire des hommes, et la magie du cinéma le sauver, même le dernier d'entre eux.

Manon Billaut.