Ayant, dans un premier temps, quitté l'Allemagne pour cause de nazisme, réfugié en France où il sera l'un des rares cinéastes allemands, avec Ophüls et Pabst, à avoir mené une seconde carrière, le voilà confronté en 1940 à la ''débâcle'' et à l'occupation du nord de la France (et donc de Paris) par les troupes allemandes. Il se trouve une fois encore contraint de fuir et s'envole vers les Etats-Unis où l'attend son frère, scénariste à Hollywood pour la Paramount et connu, par ailleurs, pour quelques romans de Science-Fiction.

 

    Mais aux Etats-Unis Robert Siodmak est un inconnu ! Ses films, qu'ils soient allemands ou français n'ayant jamais été des succès internationaux, n'ont été vus que par une minorité de cinéphiles de New York, et à Hollywood, capable d'accueillir et d'utiliser les talents déjà reconnus, on pouvait aussi ignorer totalement ceux qui n'étaient immédiatement ''bancables'', et bien que Siodmak soit citoyen américain par sa naissance, il devra attendre plus d'un an avant de retrouver du travail. Encore est-ce dû à l'intervention de Curt (son frère) et de Preston Sturges (qui parlait très bien le Français) avec lequel il sympathisera. Sturges rendra d'ailleurs les mêmes services à Max Ophuls en 1946.

 

    En 1941 il débute sous contrat à la Paramount où Sol Spiegel lui impose le scénario d'un bon vieux mélo (West Point Window) qu'il réussit à mener à bien au prix de compromissions et de revers qu'il justifiera par la nécessité d'avoir à se nourrir. Son second film, Fly By Night (Le meurtrier s'est échappé) est tout autant dénué de prétentions mais constitue un excellent film de première partie, peu coûteux et suffisamment rapide (74 min).

    En 1942, il tourne trois comédies The Night before the Divorce (prêté pour cela à la 20th Century-Fox – il sera souvent l'objet de ''prêt) et My Heart Belongs to Daddy (Ton cœur est mon cœur), qui ne présentent aucun intérêt particulier. Par contre, Someone to Remember, qui sera son dernier film avec Spiegel, connaît lui un certain succès critique dû à l'atmosphère de vérité qui se dégage de sa mise en scène.

    En 1943 se termine son contrat avec Paramount et tout se passe comme si un carcan lui était enlevé. Il rejoint la Warner où opère Henry Blanke (qui fit venir William Dieterle), Alfred Neumann (un transfuge berlinois) avec lequel il écrit quelques scénarios et Kurt (Curtis) Bernhart dont Siodmak avait été l'assistant en 1928.Cela donne The Suspect, mis en scène par Bernhart, avec Humphrey Bogart en vedette, mais qui ne sortira qu'en 1945, en plein essor du ''film noir''.

    Son frère Curt a entre-temps connu quelques réussites scénaristiques en fournissant à Universal des histoires fantastiques qui feront des succès à l'écran (Le loup-garou, La maison de Frankenstein, Vaudou, Berlin Express, etc). Grâce à lui, Robert obtient un contrat de 7 ans qui le fait débuter par Son of Dracula (Le fils de Dracula - scénario de Curt) qui bénéficia d'excellents trucages, suivi de Cobra Woman (Le signe du Cobra - débile mais amusant... selon lui-même) sur un scénario de Richard Brooks. La presse note que « si le quotient intellectuel du film ne dépasse guère celui du chimpanzé de Sabu... il est d'une qualité bien supérieure à tous ceux du même genre... ». Ces deux films sont tout à fait honorables, efficaces, légers et correspondent parfaitement aux desiderata du producteur.

    Cette même année, c'est la productrice Joan Harrison qui va fournir à Siodmak l'occasion de montrer son savoir-faire et de devenir un précurseur puis un grand maître du film noir. Il tourne Phantom Lady (Les mains qui tuent) avec Franchot Tone et Ella Raines, dont les personnages, les situations et le caractère ambigu des situations deviendront des archétypes du genre. Le film magnifiquement éclairé par Elwood Bredell (celui qui pouvait illuminer un stade de football avec une allumette, disait-on) allait connaître un grand succès et faire passer son réalisateur dans une catégorie supérieure aux yeux des producteurs.

    Sa manière de vulgariser l'expressionnisme le plus violent était alors au service du thriller et du policier noir dans lequel le spectateur oscillait constamment entre réalisme cru et onirisme terrifiant. Il traçait aussi la ligne du suspense psychologique qui allait être sa marque de fabrique.

    Outre quelques ersatz qu'il fallut bien exécuter dans le cadre de son contrat (Christmas Holiday 1944 et Time Out of Min 1947), il va désormais explorer le sillon du ''film noir'' et réaliser quelques uns des chefs d'œuvre du genre tels que The Suspect (Le suspect 1944) avec Charles Laughton, The Strange Affair of Uncle Harry (L'oncle Harry 1945) avec George Sanders, The Spiral Staircase (Deux mains, la nuit 1945) The Dark Mirror (La double énigme 1946) avec Olivia de Havilland, The Killers (Les tueurs 1946) avec Burt Lancaster et Ava Gardner, Cry of The City (La proie 1948) avec Victor Mature, Criss Cross (Pour toi j'ai tué 1948) avec à nouveau Lancaster et Yvonne De Carlo.

    A partir de 1946, il est enfin reconnu comme un excellent réalisateur capable de faire des films qui rapportent. Il est en fait au sommet de sa carrière. Il dépense, s'affiche avec une certaine excentricité (son éternel blouson, ses manuscrits), roule en Cadillac et organise des ''parties'' dans sa résidence de Beverley Hills.

Il est devenu un ''personnage hollywoodien'' cantonné certes dans un genre précis mais capable d'apporter à des scénarios souvent médiocres, une touche particulière, une mise en scène personnelle, qui les transmue en autre chose qui s'appelle le cinéma.

    « J'adore faire des films de gangster, déclarait-il. Mais je n'avais pas vraiment le choix lorsque je suis arrivé à Hollywood il y a 18 ans de cela parce que, à l'époque, le film policier était très en vogue ... Comme toujours au royaume du cinéma, si cela marche avec un certain type de film, on vous demande d'en faire d'autres. Et il faut y aller ! » R.S. 1959.

    Le ''film noir'', défini ainsi par Nino Franck, est plus un style qu'un genre. Si on y retrouve souvent des personnages stéréotypés : détectives, policiers, voyous, criminels, femmes fatales, ceux-ci sont victimes d'un destin contraire qui les mène à un sort funeste dans le milieu contemporain des grandes cités volontairement codifié (les boîtes de nuits, les ports, les quais, les vieux immeubles à escaliers extérieurs, les quartiers mal famés, la pègre, etc). Deux grandes courants en définissent l'atmosphère : au niveau du scénario, un pessimisme issu de la dualité humaine et au niveau de la mise en scène une ambiance souvent nocturne mais toujours grisâtre (le soleil est rare dans le ''film noir'') d'où l'importance extrême des chefs opérateurs lors des tournages.

    En fait, inspiré des ''polars'' sulfureux de la fin des années 30 (Chandler ou Hammett), tout imprégné de la désespérance sociale des suites de la dépression, un tel univers ne pouvait que correspondre au caractère mélancolique de Siodmak et à son humour un peu cynique. Il allait assortir le contexte primitif du film noir (style Le faucon maltais ou Assurance sur la mort) d'une dimension supplémentaire alliant le mystère d'une situation (The Dark Mirror, The Killers) à la charge onirique des protagonistes (Phantom Lady, Cry of the City, Criss Cross).

    Siodmak est avant tout un peintre, capable de partir de la réalité la plus simple pour en remodeler les contours et la présenter selon son style. C'est un créateur d'atmosphère, un styliste qui s'empare d'un sujet, le traite, le déforme, le malaxe, pour le rejeter comme un produit nouveau avec toujours en toile de fond la noirceur caractéristique de la nature humaine.

    En 1949, il obtient de la Metro-Goldwyn-Mayer, un budget très conséquent et la participation des stars Ava Gardner et Gregory Peck, pour réaliser une adaptation du roman de Dostoïevski Le joueur rebaptisé The Great Sinner (Passion fatale).

    Mais les choses se passent mal. En désaccord avec les producteurs qui lui reprochaient un tournage trop long, une durée excessive (Siodmak avait tourné plus de huit heures de rushes) et une histoire d'amour pas assez poignante (peu surprenant chez le cinéaste), le film sera terminé par Jack Conway et, au final, monté selon la convenance de la Metro.

    Il renoue cependant avec le film noir dans The File on Thelma Jordan (La femme à l'écharpe pailletée avec Barbara Stanwyck) qui regroupe la plupart des thèmes du cinéaste : l'homme intègre pris dans le tourbillon de la passion, la misère conjugale, une forme d'autodestruction, la duplicité des apparences, la femme fatale, une humanité souvent veule, avare et peu scrupuleuse. Mais un peu trop de confusion et d'hésitation dans la réalisation font que le film ne rencontre qu'un succès très moyen. Siodmak explique ainsi son échec : « J'étais entré dans une catégorie de salaire si élevée que la Universal me chassait d'un film à l'autre, d'un studio à l'autre, pour ''rentabiliser'' l'argent qu'on me versait ; je n'avais plus le temps de souffler ni même de préparer soigneusement mon travail ». Son film suivant, Deported (Voyage sans retour), semble corroborer ces dires tant Siodmak semble s'en être désintéressé. Ce sera là le dernier film de son contrat avec Universal.

    En 1950, The Whistle at Eaton Falls (Quand la foule gronde) produit par la Columbia, traite d'un problème social, un affrontement entre ouvriers, vilains syndicalistes et leurs patrons. Cela est présenté comme un document social dans lequel Siodmak « est aussi déplacé dans cette galère que John Ford dans une opérette viennoise » (Hervé Dumont).

    L'ère du film noir est dépassée et il ne connaît plus la réussite. Règles capitalistes obligent, sa côte est en constante régression. Et ce n'est qu'en 1952, avec The Crimson Pirate (Le corsaire Rouge) produit par Lancaster (avec lequel il avait déjà tourné deux films) qu'il retrouvera le succès avec une histoire en technicolor, pleine de mouvements, de rires et d'alacrité. Mais ce sera son dernier film pour le compte des grands studios hollywoodiens.

    Après un nouveau projet avorté il quitte Hollywood en 1953, revient s'installer dans un premier temps à Paris puis en Allemagne où il entamera une nouvelle carrière, plus courte, mais tout aussi pleine d'aspérités et de richesses que sa période américaine.

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    L'analyse de son œuvre démontre que Siodmak avait besoin de travailler dans la contrainte ! Cinéaste de studio, la beauté de ses 21 films américains provient des difficultés rencontrées et des affrontements avec la hiérarchie hollywoodienne qui exaltaient sa créativité et engendraient ses univers sombres, désabusés et gonflés d'humour noir. Ses derniers échecs engendreront dépression et mélancolie, états auxquels il ne survivra pas, pas plus qu'il ne parviendra à achever ses mémoires.

    Profondément attaché à sa femme Babs, il ne lui survivra que 7 semaines, pauvre, seul et totalement oublié. Il mourra le 10 mars 1973 à Locarno (Suisse).

Alain Jacques Bonnet