4) Henri Langlois et la ville de Tours

    L'inauguration de l'antenne de la Cinémathèque Française à Tours eut lieu en novembre 1972 au Beffroi, une tour de 10 étages au nord de la ville qui allait devenir le plus grand centre socioculturel de la cité avec ses 70 activités et une fréquentation de 3000 personnes par semaine. La salle de la Cinémathèque se trouvait au sixième étage et contenait 100 places assises.

    Ce fut avec un hommage à David Wark Griffith, celui qui permit le premier grand pas de la grammaire cinématographique, le découpage des plans pour établir la règle d'or : la maîtrise de l'espace et du temps.

    À raison d'un film par semaine, le mois de novembre lui fut consacré entièrement avec: Naissance d'une nation (1914) Intolérance (1916) et Le Lys brisé (1919).

    La Cinémathèque commença à tourner avec une quarantaine de spectateurs mais très rapidement la salle fut remplie aux trois-quart puis, à la fin de la saison, dans sa totalité.

    Au cours de cette première saison, Henri m'envoya Lotte Eisner pour présenter Le Cabinet du docteur Caligari de Wiene puis Nosferatu le vampire de Murnau. Comme je l'ai déjà dit ici, Lotte "était une fidèle des fidèles'' de Langlois. Pendant la guerre Henri l'avait beaucoup protégée. Elle était Allemande, Juive et bien sur antinazie. Cela faisait beaucoup pour ses frêles épaules. D'autant plus que, dès 1933, le parti national- socialiste avait annoncé : « lorsque les têtes rouleront celle de Lotte Eisner roulera la première ». Lotte était une spécialiste du grand cinéma allemand, celui de Murnau, dont elle était l'amie, celui de Lang et des expressionnistes. À Paris elle devînt une collaboratrice assidue de la Cinémathèque, pour l'identification, le nettoyage des films, leur restauration. Elle voyagea beaucoup pour la Cinémathèque et rapporta du Danemark les maquettes du kinétoscope d'Edison et une robe d'Asta Nielsen. Elle sauva des décors de Max Douy un jour avant qu'un incendie ne détruise son appartement et, d'Allemagne, bien sûr, elle récupéra beaucoup de choses, renouant avec ses anciennes connaissances. Au fil du temps, Langlois la nomma conservateur en chef de la Cinémathèque. Mais Lotte pouvait aussi lui "tirer les cartes" à l'occasion car Henri croyait aux forces invisibles.

    Je garde de Lotte le souvenir d'une dame très douce, d'une grande qualité d'écoute, au regard bienveillant. À Tours, elle apparut mince, un peu fragile mais lorsqu'elle se mit à parler de l'expressionnisme allemand, on sentit sur la scène une présence, une âme qui nous emportait dans les méandres parfois inquiétants, sombres, de cette période du cinéma. Son livre L'écran démoniaque est d'une grande érudition.

    Lotte rapporta à Langlois un beau témoignage de mon travail, alors au fil du temps il me laissa choisir la programmation car il voyait bien que l'histoire du cinéma et de son langage me passionnait.

    Il vint une première fois, lui même, l'année suivante pour rendre un hommage à l'Avant-Garde française avec quelques films clés : La femme de nulle part (1922) de Louis Delluc, La souriante madame Beudet (1923) de Germaine Dulac, L'argent un vrai chef-d'œuvre de Marcel L'Herbier, La chute de la maison Usher (1928) de Jean Epstein.

    Dans les premières années de l'histoire de la Cinémathèque, Langlois s'était nourri de cette période du cinéma français. Son savoir holistique impressionnant subjugua une salle pleine à craquer. Car le génie de Langlois était de relier le cinéma, la peinture, la littérature, la musique et de montrer les influences de ces arts entre eux.

    Avec mes amis Guy et Nicole Renard nous l'avions emmené déjeuner dans un bateau restaurant sur la Loire. De ce repas mes amis s'en souviennent encore. On avait commandé en entrée un immense plat d'un assortiment de charcuteries de Touraine car je connaissais ses goûts. À lui tout seul et à l'aide de ses deux mains il engloutit à une vitesse record les trois quart du plat en nous disant : « Heureusement que Mary ne me voit pas car elle m'engueulerait ».

    En le reconduisant à la gare il me dit : « Je vais te faire livrer des sièges confortables dignes d'une vraie salle de cinéma. Puis la prochaine fois que je reviens j'aimerais bien rencontrer le maire de cette ville : Jean Royer....» (avec un petit sourire énigmatique).

    Un mois après son passage au Beffroi, un énorme semi-remorque se gara sur la place au pied de la tour. Le chauffeur se présenta à mon bureau et me dit « Je vous amène les sièges d'une salle de cinéma, il me faut des gars pour décharger" ». Heureusement pour moi, l'équipe du club de spéléologie se trouvait là et une dizaine de personnes se mirent à l'ouvrage.

    La semaine suivante, les ateliers municipaux installèrent les sièges dans la salle du sixième étage et ils firent bien les choses. L'atelier menuiserie fabriqua des gradins sur place et les ouvriers boulonnèrent les sièges dessus. J'avais enfin une vraie salle où chaque spectateur pouvait bien voir, assis dans de beaux fauteuils en velours rouge. Langlois m'apprit par la suite la provenance de ces sièges. Le propriétaire d'une salle très sélect des Champs-Élysées, ami d'Henri, voulait des fauteuils correspondant plus au nouveau ''design'' de son cinéma, et lui avait cédé ceux qu'il m'avait fait parvenir pour le franc symbolique.

    Le Centre culturel s'était doté d'un magnifique appareil de projection 16mm avec hypergonar, table de montage, enrouleuse qui remplaça le premier projecteur acheté d'occasion. Je pouvais désormais présenter les films dans de bonnes conditions avec tout le confort nécessaire. Je faisais le plein à chaque séance parfois entassant les spectateurs dans les allées ce qui n'était pas très prudent.

Lionel Tardif (à suivre)