Le distributeur Wild Side vient d'éditer en coffret DVD et Blu-Ray, numéroté et limité, le film culte « La Nuit du chasseur » de Charles Laughton. La particularité et la richesse de cette édition tient au fait que le film, lui-même restauré, est complété d'une édition des 2 heures de rushs non utilisés par Laughton, par un CD de l'histoire du film raconté par Charles Laughton lui-même et par un livre d'analyse de Philippe Garnier.

    A l'occasion de cette sortie exceptionnelle, nous vous proposons une interprétation de ce film par Lionel Tardif en reprenant le texte d'un exposé qu'il tint en avril 2012 à l'Université de Paris VIII.

    Avec La Nuit du Chasseur, Charles Laughton nous dévoile les métamorphoses de Lucifer. Il l'inscrit dans la réalité du monde. Reprenant dès l'ouverture du film une page du Sermon sur la montagne, Mme Cooper (admirable et si touchante Lilian Gish) quelque part au ciel, entourée d'enfants, ses protégés, et faisant sienne la parole de Jésus prévient : "Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu, gardez vous des faux prophètes !"

    Le plan d'après, la caméra descend sur terre et rencontre des enfants qui jouent et, derrière eux, dans un réduit, une femme assassinée. La caméra cible un autre lieu, un village, puis une route et va à la rencontre du Diable, déguisé en prêcheur, au volant d'une voiture. Lucifer en personne (interprété par Robert Mitchum, son plus grand rôle) dialogue avec Dieu. Il s'adresse à lui d'égal à égal. C'est le porteur de lumière que le Créateur à fait chuter sur Terre pour reconnaître ses créatures.

    Le pasteur Harry Powell a les traits d'un séducteur (ce qui a dérangé, bien sûr, à l'époque). Il compte avec Dieu les assassinats de femmes qu'il a commis pour débarrasser l'espèce, dit-il, des "rejetons des garces du Diable".

    Dans un bouge où il se sert de son inséparable couteau comme d'un phallus, nous découvrons le psychopathe.

    Mais Laughton ne s'arrête pas à ce constat trop simple. La dimension du pasteur est métaphysique. C'est le déroulement du film qui nous permet de découvrir cette fonction du personnage qui intervient toujours comme un révélateur des hommes et des femmes qu'il croise sur sa route.

    Deux enfants, John (8 ans) et Pearl (5 ans) voient leur père arrêté violemment devant leurs yeux par la police. Celui-ci, avant l'arrestation, a le temps de leur confier une somme d'argent provenant de l'attaque d'une banque. Cet argent est dissimulé dans la poupée de Pearl.

    Le père se retrouve dans la même cellule que celle du pasteur Harry Powell, arrêté pour vol de voiture. Cette première séquence est menée avec une vitesse de narration comportant de nombreuses et subtiles ellipses totalement stupéfiantes, sortant des canons du déroulement du récit utilisés par les films hollywoodiens de l'époque. Les échanges dans la cellule entre les deux prisonniers nous font comprendre que nous sommes dans la Grande Dépression américaine de 1929. Le père des enfants justifie son acte, où deux victimes ont péri, en disant : "J'en avais assez de voir les enfants affamés errer dans les bois, perdus sur les routes, à cause de la Dépression." Le pasteur faisant référence à des déclarations du Christ dit : "Je ne viens pas en paix mais avec l'Epée" pour restaurer le monde.

    Harry Powell apprend que son compagnon de geôle, condamné à mort, a caché de l'argent pour faire vivre sa femme et ses enfants. Mais il n'arrive pas à connaître le lieu de la cachette, malgré ses questions pressantes. Le père des enfants est exécuté et le gardien de prison, qui a assisté à la pendaison, évoque lui aussi la dureté de vivre de cette époque. D'une autre manière, il rejoint l'homme condamné en expliquant qu'il a préféré ce nouveau métier, moins dangereux que celui de mineur de fond. Le bourreau et le bandit, les deux faces opposées de la société, sont eux-mêmes les victimes de cette dépression. Le pasteur quant à lui, avec une ironie mordante dira: "Ma religion, celle qu'on a échafaudée, le Tout Puissant et moi", tout en s'en allant à la conquête de la veuve pour retrouver l'argent volé.

    Dans deux plans sublimes d'un train fonçant dans le crépuscule, véhicule du Diable et véhicule de la mort, Harry Powell commence "sa chasse".

    Lorsqu'il retrouve la femme de son défunt compagnon de cellule, Mme Harper, le pasteur joue une scène ubuesque reconstituant le combat de l'amour et de la haine avec ses deux mains, celle de droite, sur le dos de ses doigts est inscrit love et sur celle de gauche le mot hate. Ses deux mains rejouent le combat du bien et du mal sur terre.

    Les deux employeurs de Willa Harper (Shelley Winters qui fut l'élève de Laughton dans ses cours de théâtre dans les années 50), un couple de glaciers, Icey et Walt Spoon, assistent à cette scène pittoresque. Ils sont dépeints comme deux américains de classe moyenne qui se supportent dans leur couple depuis 40 ans avec tous les tics des individus bien formatés par la politique, la religion (ils appartiennent à une communauté d'évangélistes) et la morale de l'époque. Ici, le regard de Laughton se fait presque celui d'un chirurgien tant il semble bien connaître les mécanismes sociaux qui animent ces individus, tantôt affables, tantôt généreux mais pas trop, donneurs de leçons de morale, s'affichant comme des modèles dont il faut suivre l'exemple.

    L'art consommé du Malin dans le domaine de la séduction fait qu'il s'approprie le cœur de la veuve, femme simple, naïve, mère défaillante qui ne parvient pas à remplir son rôle.

    Le pasteur dira de Mme Harper qu'elle est possédée par Satan, donc par lui-même. Seul John, l'aîné des deux enfants, dans un beau regard "sait" d'emblée et viscéralement que le pasteur est bien le Diable.

    La première nuit de noces est filmée dans une chambre qui, de par sa construction au niveau des lignes inspirée de l'expressionnisme allemand, ressemble à un autel de sacrifice.

    Le pasteur dans un discours, qui pour Laughton se lit à deux niveaux de compréhension, étale de nouveau en premier son impuissance et sa maladie. Mais en tant que porte-parole de Lucifer, Il souille l'amour en prenant au premier degré la chute d'Eve. Il dit à sa femme :

    "Regarde-toi dans la glace, tu vois la chair d'Eve que l'homme profane depuis Adam. C'est un corps fait pour enfanter et ne pas assouvir les hommes." Pendant cette scène, il allume une ampoule qui pend au plafond avec, derrière, un portrait au mur d'un homme conquérant à cheval, soulignant la fragilité de celle qui porte la vie et l'amour. Ici le cheval représente le monde des profondeurs, dans un combat perpétuel contre un ennemi qui n'est jamais représenté, parce que son nom est Diabulus, le diable. Totalement convertie à la "religion du pasteur fanatique", Willa encense dans des séances publiques pathétiques la "bonne morale" à un public évangéliste galvanisé.

    Cette même scène du lieu expiatoire - on a l'impression cette fois d'être dans un tabernacle - est répétée un peu plus loin dans une dimension totalement cérémonielle.

    Le pasteur reproduit le meurtre fondamental de Caïn sur la pauvre veuve qui s'offre en sacrifice. Le couteau qui s'élève vers le corps de Willa est tenu par la main de l'amour, soulignant le délire paranoïaque du pasteur.

    Dans une ellipse d'une belle subtilité, lorsque le couteau s'abat sur la victime, l'image est chassée par un "volet" qui nous permet de découvrir les deux enfants, John et Pearl, réveillés par le bruit d'un corps que l'on traîne puis par la voiture qui emmène sa victime. Mais, le corps de Willa "continue à vivre" au fond de la rivière, assise dans la voiture immergée, sa chevelure ondulant au rythme des algues. C'est vraiment une magnifique image poétique que nous offre ici Charles Laughton.

    Admirateur, puis collectionneur des œuvres du peintre Nicolas de Staël, aurait-il été inspiré par son travail sur les formes, la couleur et le mouvement, dans cette scène qui s'offre comme un tableau à notre regard ? Le train fonçant au crépuscule évoqué ci-avant semble être aussi une belle réplique d'une affiche réalisée par le peintre.

    Pour l'entourage, et notamment les employeurs de Willa, Icey et Walt Spoon, Harry Powell explique la disparition de sa femme par une infidélité de celle-ci à son égard. Le couple compatissant essaye de réconforter le pasteur qui joue admirablement l'homme trompé et abandonné, mais qui va continuer à s'occuper des enfants. Mais le petit John n'est pas dupe. La menace se fait d'autant plus grande qu'Harry Powell veut absolument trouver l'argent de leur père.

    Sur le point d'être à leur tour offerts en holocauste, les enfants fuient la maison familiale sur la barque de leur père, qu'un vieil ermite a réparée pendant sa captivité à la prison d'état. Nouvelle scène totalement irréelle qui présente le pasteur qui échoue d'un petit mètre pour arrêter le bateau. Son cri démoniaque met sa vraie nature de nouveau à jour. Cette fuite sur la rivière, où les enfants sont poursuivis par le pasteur sur un cheval blanc est un grand moment poétique, inattendu, où le rythme de la première partie s'inverse.

    D'une narration très rapide aux ellipses fréquentes et inopinées, le film opte pour un rythme lent, ponctué d'images symboliques qui nous transportent dans une atmosphère proche de celle du conte. Le livre qui a inspiré Laughton, de David Grubbs, s'apparente à un conte de Grimm.

    Le long chemin sur la rivière aux reflets d'argent emmène les deux enfants vers une autre vie, une vie apaisée et lumineuse. Le voyage se fait de nuit et sous la lune, une lune montante qui va vers la pleine lune, la pleine lumière sur la terre. Tout un bestiaire accompagne les enfants vers leur renouveau. Le hibou qui vient en premier sur le devant de la scène est un oiseau qui pour les Indiens du nord apporte aide et protection. Une toile d'araignée apparaît, signifiant la fragilité de ces deux petits êtres, mais évoque le cordon ombilical qui relie les créatures au créateur : l'araignée est un intercesseur entre le divin et l'homme. Elle règle le jour et la nuit, suscite la rosée et la liberté retrouvée.

    Puis le crapaud s'installe en premier plan sur la berge, en symbolique, il est l'ondée bienfaisante ; le talisman précieux pour obtenir le bonheur sur la terre. Une tortue passe également par là. Liée aux étoiles qui emplissent le ciel, elle possède la connaissance du divin.

    C'est un ''cosmophore'', elle vient en appui pour transporter les enfants dans un autre monde.

    Le lapin qui fait sa toilette à l'approche du matin, lié à la terre, mène au renouvellement perpétuel de la vie. Enfin le renard, niché dans une branche, guide les âmes des égarés. Selon un beau mythe amérindien, il plie la patte pour saluer l'arrivée du soleil.

    Une autre image de la Dépression montre une femme qui distribue des pommes de terre à des enfants affamés. John et Pearl s'arrêtent un instant dans cet endroit pour avoir un peu de nourriture et reprennent leur fuite en bateau.

    Réfugiés dans une grange, toujours sous cette lune montante, John voit le pasteur se profiler à l'horizon, tandis que Pearl dort dans le foin. Harry Powell chante la chanson leitmotiv du film (Leaning on the Everlasting Arm). "Je suis né de l'utérus d'une période empoisonnée, d'un homme battu et brisé, chassé de la tanière. Mais je me lève, au dessus, en haut. J'ai été suspendu à l'arbre."

    Cette belle chanson à la double lecture va être reprise plus loin par Mme Cooper qui s'en approprie son aspect spirituel, dans son élévation, alors que pour le pasteur elle signifie la chute de l'ange déchu.
John dit d'une voix lasse en entendant cette chanson : "Il ne dort jamais".

    L'enfant a une rectitude dans le regard que Laughton met en valeur tout le long du film. Malgré son jeune âge, c'est une âme inspirée qui voit en Harry Powell, le reflet, l'ombre, un simulacre de l'être véritable.

    Quand Mme Cooper découvre les enfants endormis dans la barque, la première chose qu'elle va faire c'est de les laver avec vigueur. Il faut qu'ils soient débarrassés de la crasse de leur ancienne vie, et habillés de vêtements nouveaux. John et Pearl vont être intégrés au groupe d'enfants que Mme Cooper a déjà recueillis, eux aussi victimes de ces années noires. Désormais, ils suivent leur nouvelle maman, comme les poussins la poule. Mme Cooper est un être missionné dans ce bas monde et elle le perçoit bien : "Je suis un arbre qui porte beaucoup d'oiseaux, je sers à quelque chose dans ce monde et je le sais." C'est la mère réparatrice.

    Pearl et John sont deux enfants qui ont fuit par la rivière le mal absolu. Aussi, Mme Cooper, dans les histoires qu'elle raconte à ses progénitures évoque deux autres fuites qui peuvent s'apparenter : celle du petit Moïse, nourrisson abandonné à la rivière, et celle de l'enfant Jésus pour échapper au massacre des enfants mâles commandité par Hérode.

    Ces références constantes à la Bible montrent à quel point les textes de l'Ancien et du Nouveau testament sont pour Laughton une référence pour le message qu'il veut faire passer. Dans son itinéraire artistique, il fit dans les années 45 à Londres beaucoup de lectures radiophoniques sur la Bible. Est-ce de cette époque qu'a mûri en lui La Nuit du Chasseur ?

    C'est en tout cas une œuvre qui a dû l'habiter longtemps avant d'avoir les moyens de la mettre en scène. A cette époque de lectures radiophoniques, il faisait aussi d'autres approches, celle de Jack Kerouac (l'évolution d'un être dans un itinéraire) et de Charles Dickens. D'ailleurs, l'esthétique de La Nuit du Chasseur, la manière de traiter le conte, m'ont souvent fait penser au grand écrivain. De plus, il fut admirablement servi par un chef opérateur de génie, Stanley Cortez, qui signa entre autre les images de La Splendeur des Amberson d'Orson Welles.

    La troisième partie du film reprend le style de narration rapide du début. L'ensemble a une indéniable structure orchestrale. On pense avec la beauté des chants, des negro-spirituals aussi et de l'ensemble de la bande sonore à un oratorio où des voix inspirées viennent ponctuer de manière ''récitative'' certains passages. Il y a chez Laughton, un peu comme chez son maître en peinture Nicolas de Staël, une passion des couleurs et du mouvement.

    Dans un dernier acte de séduction, Harry Powell fait tourner un instant la tête de la plus âgée des enfants recueillis par Mme Cooper, Ruby, une jeune fille qui tombe amoureuse du pasteur. Lui, dans sa noirceur, la séduit un instant pour retrouver les deux enfants, les tuer et récupérer la poupée de Pearl où sont dissimulés les billets de banque.

    Charles Laughton joue admirablement sur la symbolique des deux prénoms choisis ceux de Pearl et de Ruby. Pearl c'est la perle pure sans défaut, une goutte de pluie tombée du ciel.

    Par son tout jeune âge et son innocence c'est bien à cela que fait penser Pearl. Quant à Ruby, elle est le symbole des désirs brûlants enfouis au fond de son cœur, elle jette des rayons tel un charbon allumé. A deux reprises, Harry Powell tente une approche de la maison de Mme Cooper. Très vite, celle-ci comprend à qui elle a à faire. Avec un fusil de chasse, elle le met une première fois en fuite, mais il lui dit qu'il reviendra de nuit, comme un loup.

    Effectivement, la nuit suivante, il s'introduit dans la maison. Cette fois, Mme Cooper tire sur lui. Harry Powell, d'une manière totalement irréaliste pousse des cris et se précipite en dehors de la maison. Nouveau trait de génie de Laughton qui met en scène l'image du mal qui sort du corps du Diable. Mme Cooper appelle la police, et c'est un pantin vidé, sans énergie, que les policiers ramassent dans la grange où il s'est réfugié. La Tâche ontologique a été extirpée par la droiture. Comme pour son père, le pasteur terrassé provoque un choc au ventre à John. Mais, se précipitant vers Harry Powell à terre, il le frappe avec la poupée de Pearl, la faisant éclater sur son corps, et les billets de banque s'envolent, objets du mal qui a parcouru tout le récit. John dit : "Papa ! c'est trop ! je ne veux pas rapporter ça ! C'est trop ! je n'y arrive pas."

    Certains ont vu dans l'argent omniprésent une symbolique sexuelle qui lie l'enfant à la figure du père. Mais là encore, la dimension transcendante l'emporte. De par sa nature, John a compris la souillure que cet argent représentait. L'emprisonnement du pasteur se fait devant une foule en délire, prête à le lyncher. En tête du cortège, le couple des glaciers, les Spoon, elle une hache à la main, lui portant la corde pour le pendre, vont, vociférant, habités par une haine démesurée.

    Quand le petit peuple se réveille, la justice vole en éclat. Les valeurs de ces gens qui chantaient des cantiques à la gloire du Seigneur, qui distillaient assistance, conseils et aide autour d'eux, ne sont plus que plumes au vent. Décidément, le chemin qui mène à la délivrance est bien long et difficile pour les âmes engluées dans la matière.

    Noël arrive dans la maison de Mme Cooper. John reçoit une montre en cadeau, lui permettant de reprendre le temps normal. La noble dame dira encore "Que Dieu protège les enfants. Le Monde devrait avoir honte d'appeler un jour Noël et de continuer comme d'habitude".

Le message de Charles Laughton est fort, si Dieu a permis le Malin, sa venue sur terre n'avait pour but que de sensibiliser ses créatures pour reconquérir le chemin qui mène à la grâce. C'est un combat de chaque jour que l'âme doit mener pour retrouver sa voie véritable. La Nuit du Chasseur est un film initiatique.

Lionel Tardif