Le paradoxe de Jean Renoir est d'être passé d'une grande vague patriotique - films en l'honneur de la France, du Parti Communiste - à un exil aux Etats-Unis, alors même qu'il avait appelé à rentrer en France ses camarades Duvivier, Clair et Feyder, partis faire carrière à l'étranger, car le pays avait « besoin d'eux ». Mais finalement, Renoir est toujours resté dans cet entre-deux, dans un style hybride entre critique du système américain et problématiques françaises. C'est à la suite du mauvais accueil de La Règle du jeu, que le public et les critiques ne comprirent pas, que Renoir se décida à quitter la France, après avoir hésité à renoncer au cinéma. Le cinéaste, souhaitant quitter la France occupée, fut accueilli le 31 décembre 1940 par Robert Flaherty à New York. Il tenta ainsi une nouvelle carrière aux Etats-Unis.

    Mais comment son réalisme put-il être accueilli dans l'usine à rêve qu'est le cinéma américain ? Comment Renoir put-il s'accommoder des règles de fonctionnement d'Hollywood ?

    Renoir ne parle quasiment pas anglais quand il débarque à New York. Il s'installe là avec sa compagne Dido, et laisse en France son fils Alain âgé de 19 ans. Il ne veut néanmoins pas faire figure d'expatrié, et ne fréquente pas les autres Français sur place, comme Charles Boyer, acteur français également en exil aux Etats-Unis. Jean Renoir veut gagner de l'argent rapidement pour faire venir son fils aux Etats-Unis et c'est quinze jours après son arrivée qu'il signe un contrat avec la Twentieth Century-Fox.. Il tourne alors Swamp Water (L'étang tragique) en 1941. Dès ce premier film, Renoir parvient à faire accepter ses choix, notamment en tournant vingt-quatre plans en extérieur, là où le tournage en studio restait indiscutable.

    Le film n'est pas un échec, mais Renoir n'a pas supporté les reproches faits par la production sur sa méthode de travail, et notamment le fameux « partir du tournage pour arriver au scénario  » (1). Il rompt son contrat avec Richard Darryl Zanuck, directeur de la Twentieth Century-Fox, fin 1941.

    Après une pause de deux ans, il écrit le scénario de This Land is Mine (Vivre libre) et remporte un franc succès. Le film, avec Dudley Nichols, sera le premier de Renoir à être distribué en France depuis la guerre. Il tourne ensuite The Southerner (L'Homme du sud), qui se rapproche d'une de ses premières œuvres, Toni (1935). Revenant vers son premier cinéma français, il est logique que Renoir ait souhaité se tourner vers un auteur français, qui avait déjà été adapté au théâtre et qui intéressait Renoir depuis l'époque du muet.

    C'est ainsi qu'il adapta Le Journal d'une femme de chambre, roman d'Octave Mirbeau paru en 1900.

    Célestine, servante rebelle interprétée par Paulette Godard, est embauchée dans une maisonnée bourgeoise : quand le vieux maître de maison s'avère sans le sou, elle jette son dévolu sur le capitaine Mauger, Gorgeous Meredith, (son mari à la ville et grand ami de Renoir) un voisin socialiste. Ce dernier est assassiné par Joseph, le valet, qui, comme elle, souhaite se hisser socialement. Ce sera finalement le fils tuberculeux de la maison qu'elle épousera.

    Le film fit peur à la RKO Pictures, Radio-Keith-Orpheum Pictures, la plus ancienne des sociétés américaines indépendantes de production de films, qui refusa de produire le film, le sujet étant jugé scabreux. Renoir réussit ainsi à tourner son film grâce à l'auto production et à Gorgeous Meredith qui en fut le co-producteur. « Le Journal d'une femme de chambre correspond à l'une de mes crises ''antiréalistes'' » déclara Renoir. Entièrement tourné en studio, le goût du détail laisse en effet place à l'artificialité. André Bazin dénigra la « lumière d'aquarium » du film.

    Le critique reviendra ensuite sur son jugement en 1958, comparant cette théâtralité à une nouvelle forme de réalisme : « tout ici jusqu'à l'extraordinaire vérité des détails vestimentaires, est intégré à une sorte de fantasque cruel aussi transposé qu'un monde théâtral (2)».

    L'histoire est censée se passer en France mais le film fut entièrement tourné en studios aux Etats-Unis. Il doit également dépeindre la société française mais critique en fait l'idéologie américaine du point de vue français. La question de l'hybridité est ainsi centrale dans The Diary of a Housemaid. C'est également une peinture classique de la relation entre les maîtres et les domestiques. Renoir critique la manière dont le prolétariat est traité en mettant en scène son exploitation et son désir d'ascension. Le film montre en effet la lutte de Célestine pour renforcer son emprise sur ce milieu.

    Il y eut cinq adaptations du Journal d'une femme de chambre au cinéma. Dans la version que donne Renoir, il y a de nombreux éléments qui ne sont pas présents dans le roman de Mirbeau. Ainsi, dans le roman, le capitaine Maugier ne meurt pas, et c'est un autre personnage, Rose, qui est tuée. De la même manière, des éléments du livre ont disparu, notamment le contexte de l'affaire Dreyfus. On peut penser que ce choix est la conséquence de la production américaine du film. Renoir n'a pas voulu encombrer son histoire d'un contexte historique français afin que le film ait du succès aux Etats-Unis. Malgré cette volonté apparente d'universalité, le film fut mal reçu en France, où on ne toléra pas qu'Hollywood traite d'un sujet appartenant au patrimoine français.

    Dans Ma vie et mes films, Renoir n'écrit pas une seule ligne sur le film, ce qui souligne l'échec que cette production a constitué pour lui. Finalement, la période américaine de Jean Renoir est une constante hésitation entre une envie de tourner, une envie de rentrer en France, et une envie de mettre un terme à sa carrière de cinéaste. Heureusement, Renoir a choisi l'exil plutôt que l'arrêt complet de sa production, et ces films "américains" demeurent très riches et intéressants dans l'œuvre du cinéaste.

(1) Jean Renoir, Lettres d'Amérique, Paris, Presses de la Renaissance, 1984, p. 102.

(2) André Bazin, Jean Renoir, Paris, Ivrea, 2005, p. 258.

Manon Billaut