4) Henri Langlois et la ville de Tours (suite)

    Devant le succès (des premières projections au Beffroi – voir Cinéfil N° 19), Langlois me proposa une idée délirante « Ça te dirait de passer à Tours un demi-siècle de cinéma français, des primitifs jusqu'à la Nouvelle Vague? » Bien évidemment aussi passionné que lui, je relevais le défi. Je fis un tour de table avec les directeurs des salles de cinéma commerciales, d'art et essai et celle de mon quartier, et nous nous mîmes d'accord pour présenter sur quinze jours 250 films français.

    Les copies arrivèrent par un semi-remorque en provenance de Chaillot. Si les salles qui avaient accepté le pari ne projetaient les films qu'en dehors de leur programmation normale, arrêtée avec les distributeurs, soit le matin, en début d'après midi plus une séance vers minuit, celle de la Cinémathèque fonctionnait presque 24 heures sur 24 avec trois projectionnistes qui se relayaient. Les séances de 4 heures ou de 6 heures le matin n'attiraient parfois que trois, quatre personnes. À ces spectateurs nous offrions le café et les croissants. Cependant aucune séance ne fut vide. Toute une équipe de bénévoles m'assistait avec enthousiasme pour faire circuler les bobines, préparer les boissons fraîches et le café pour les séances de nuit. Ce fut un événement considérable qui eut un retentissement dans toute la région Centre. Quand Langlois était là pour animer certaines séances les gens se battaient presque pour avoir des places.

    Henri était très satisfait et la saison suivante il me fit un cadeau royal. « Nous allons, dit-il, présenter à Tours, en avant-première en France et avec le soutien du journal ''Le Monde'', la première rétrospective en Europe de l'œuvre de Yasujiro Ozu ». Dans les années 75 on ne connaissait pratiquement rien de cette oeuvre considérée trop hermétique pour un public occidental et pourtant si universelle, même si Ozu puisait son inspiration dans la famille traditionnelle japonaise avec ses codes et ses comportements. Cette rétrospective de vingt films du muet au parlant (arrivé fort tard au Japon) et jusqu'à son dernier film Le goût du saké se passa dans deux salles, celle de la Cinémathèque et celle du quartier de Tours-nord, le Vox. C'était Hiroko Govaers, amie de Langlois et correspondante pour l'Europe de la Cinémathèque de Tokyo qui pilota avec moi la rétrospective. Là aussi ce fut un événement sans précédent.

    En 1976, Henri me réitéra son désir de rencontrer le Maire de Tours, Jean Royer, qui avait pourtant été mis à l'index de toute la profession du cinéma.

    Cette ''excommunion'' était due à deux raisons, celle d'avoir exprimé sa désapprobation lors du festival de courts-métrages de Tours en 1970 contre un film d'obédience communiste Hanoi, mardi 13. Il n'avait pas demandé sa suppression, quoiqu'on ait pu le dire par la suite, mais simplement formulé que le festival prenait une orientation trop affichée aux dépens d'autres idées.

    La deuxième raison fut celle d'avoir voulu interdire en 1973 un film pornographique à Tours, considérant que la salle en question, "l'ABC", était située près d'un lycée où les jeunes adolescentes et adolescents pouvaient voir une débauche d'affiches et de photographies dégradantes. Comme il avait raison ! Mais ceci est un autre débat que je compte bien aborder dans un autre article.

    Je me souviens qu'à cette époque la profession du cinéma essaya de vendre une carte de France avec l'itinéraire à éviter afin de ne pas passer par Tours pour se rendre au festival de Cannes. Ces événements avaient bien fait rire Langlois qui considérait que Jean Royer avait de louables raisons de partir en guerre contre la pornographie dans sa ville et d'afficher une indépendance politique.

    Henri me dit « Je ne viens pas voir ton maire les mains vides, je veux qu'on organise à Tours Les premières Rencontres Internationales des films de fin d'études ». Il me développa le concept. Dans les pays de l'Est il y a des écoles de cinéma de grande qualité : Lotz en tout premier mais aussi Budapest, Prague et bien sûr Moscou. En France nous avons l'IDHEC, Louis Lumière, en Belgique l'ENSAS, à Londres le London Film School, au Canada et aux Etats-Unis des universités qui enseignent le cinéma, puis il y a tous les jeunes qui dans différents pays fabriquent des films par leurs propres moyens.

    « Personne n'a encore eu l'idée, me dit-il, avec un petit clin d'œil ». Je lui préparais un rendez-vous avec Jean Royer. Ce fut une rencontre passionnante entre un ascète et un épicurien. Les deux hommes s'apprécièrent d'emblée. Cette initiative tournée vers la jeunesse qui permettait de prendre le pouls du monde, à travers ces premières oeuvres, même maladroites, plut beaucoup à Jean Royer. De plus, quand Langlois lui dit qu'il ferait venir à Tours ses amis, c'est-à-dire les plus grands noms du cinéma d'Hollywood à Tokyo, comme membres du jury, le maire mesura la portée que pouvait prendre une telle manifestation. Pour Jean Royer c'était aussi une belle revanche sur une profession qui l'avait traîné dans la boue.

Lionel Tardif (à suivre)