A propos de Metropolis de Fritz Lang (sorti en 1927).

    La Cinémathèque nous a présenté fin décembre 2012, au grand bonheur de tous, Metropolis dans sa dernière version restaurée. Pour les cinéphiles et les historiens l'affaire est entendue : Metropolis fait partie des chefs-d'œuvre de l'Histoire du cinéma, un film qu'il convient de voir au moins une fois dans sa vie de cinéphile et à revoir autant de fois que nécessaire. Mais pour les plus jeunes, les adolescents d'aujourd'hui, en est-il de même ? Comment réagiraient-ils à ces images d'une autre époque, avec un jeu des acteurs très différent de ce qu'ils peuvent voir aujourd'hui sur les écrans. J'ai voulu tenter l'expérience et j'ai donc présenté à ma classe de 1ère S Metropolis certes dans une version un peu différente et moins complète de celle que nous avons vue mais sans que cela ne gêne l'expérience.

    Le débat porta d'abord sur l'inscription du film par rapport à nos thèmes d'étude liés au programme. Metropolis s'inscrit dans notre programme parce qu'il traite du monde de la Révolution industrielle et de l'urbanisation. Les premières images sont des machines en fonctionnement et assez vite la vision d'une ville gigantesque apparaît dans le film. Les élèves pensent alors spontanément à New York que Fritz Lang connaissait effectivement, à l'occasion d'un voyage, depuis 1924 ; et dont les premiers gratte-ciels datent de la belle époque (bien que l'Empire State Building ne sera construit qu'en 1931). Mais Metropolis est bien une œuvre de fiction et de science-fiction : Fritz Lang nous montre sa vision en 1926 (date de tournage du film) de ce que sera la ville et la société industrielle au cours du XXème siècle et c'est précisément ce point qui nous interpelle encore aujourd'hui. L'Allemagne est à cette époque effectivement déjà beaucoup plus urbanisée que la France (qui ne deviendra une société majoritairement urbaine qu'en 1930) et cette thématique de la ville moderne est très importante après la première guerre mondiale où s'élabore la modernité du XXème siècle : l'on peut rappeler qu'en 1933 se tiendra ainsi le premier Congrès International de l'Architecture Moderne qui débouchera sur la Charte d'Athènes définissant ainsi les principes d'organisation de la ville moderne du XXème siècle. Fritz Lang avait suivi lui-même dans sa jeunesse des études d'architecture, avant de s'en détourner, et cet aspect du parcours du réalisateur n'est sans doute pas étranger à l'imaginaire qui se dégage du film. La classe trouve effectivement que la ville que nous donne à voir Fritz Lang avec ses buildings, ses systèmes de transport intégrés dans la ville (ponts / trains / petits avions), ses espaces de loisirs avec la représentation d'un stade très moderne, est une anticipation assez réussie de ce que sont les grandes métropoles d'aujourd'hui.

    De même le bureau de John Fredersen est doté d'appareils de communication modernes et d'écrans sur lesquels semblent défiler des chiffres et des symboles monétaires représentant sans doute les cours des différentes bourses et des monnaies du monde ... Certes l'informatique n'existe pas encore en 1926 mais Fritz Lang nous en annonce ici la préfiguration. Certains élèves font alors remarquer que la miniaturisation de l'informatique et des télécommunications (aujourd'hui l'on communique à partir de tout petit écran) n'était sans doute pas concevable à l'époque.

    Cependant la réception du film par la classe n'est pas évidente dans un premier temps car les élèves ont rarement été confrontés à ce type d'images et semblent déroutés. La réaction des élèves aurait sans doute été plus négative si je ne les avais pas préparés à la vision du film. Il faut leur rappeler que le cinéma à l'époque est bien évidemment noir et blanc (la couleur n'apparaîtra qu'à la fin des années 30 aux États-Unis), muet (le tout premier film, à moitié parlant, datera de 1927 aux Etats-Unis : Le chanteur de Jazz). 1927 est donc une date charnière dans l'Histoire du Cinéma. À la question « avez-vous déjà vu ce type de film ?» Les réponses évoquent très majoritairement et quasiment exclusivement les films de Chaplin (Les temps modernes 1936, La ruée vers l'or 1925) à titre exceptionnel (lié sans doute à un papa cinéphile) un élève cite Le voyage dans la Lune de Méliès (1903), deux autres ont vus des extraits d'Alexandre Nevski (1938) d'Eisenstein en cours de musique. Force est de constater que les films muets noir et blanc ont quasiment disparu des programmations télé et que si les ciné-clubs ne les passaient pas de temps en temps ils auraient totalement disparu de notre sphère culturelle.

    Il faut également leur signifier que par-delà ses caractéristiques techniques Metropolis s'inscrit bien dans le courant culturel expressionniste allemand qui se développera dans les années 20. Il s'agit d'exprimer par le visage ou la gestuelle ce qui « se joue » à l'intérieur de l'homme lorsque celui-ci est confronté à des situations fortes en émotion. Pour cela, les techniques expressionnistes picturales ou cinématographiques mettent en avant des gros plans, donnent une dimension très théâtrale à l'expression des sentiments, jouent avec des effets d'ombre et de lumière, et accentuent la stylisation des objets et des formes. L'on aura remarqué ainsi l'étrange maison du savant Rotwang dont les formes étranges ne font que souligner l'inquiétude qui se dégage de ce personnage maléfique.

    Comme le souligne beaucoup d'élèves l'interprétation politique du film n'est pas aisée à dégager de prime abord et la complexité du scénario ne contribue pas à une lecture linéaire du film tant les thèmes sont nombreux et se mêlent.

    - La création du robot par la science, robot conçu à l'image de l'être aimé ou disparu, et qui échappera à son créateur pour semer le mal est l'un des thèmes évidents du film. La scène où Rotwang donnera vie à Maria peut faire penser à l'une des scènes de Frankenstein (1931).

    - La thématique religieuse est également omniprésente dans le film : le monde ouvrier semble s'appuyer sur une espérance secrète que prêche Maria dans les catacombes de la cité ouvrière : il s'agit là de l'expression d'un christianisme salvateur venu pour les plus humbles et les plus pauvres, alors qu'au sommet règne aussi une cathédrale imposante comme si la religion confortait aussi le pouvoir des puissants... La référence à l'apocalypse selon Saint Jean est par ailleurs explicite dans le film : l'apparition de Maria-robot se fait clairement dans ce cadre.

    - La thématique politique et sociale est celle qui nous intéresse le plus eu égard à notre programme. La classe replace ainsi plus aisément le film dans ce contexte social et politique : le monde industriel et urbain mis en place par la Révolution Industrielle conduit bien à une opposition sociale radicale entre d'une part le patronat bourgeois qui transmettra son pouvoir social et politique à ses descendants (« le club des fils ») ; et la classe ouvrière nombreuse mais brisée et aliénée par un travail dont elle ne voit pas la fin : « 10 heures de travail cela n'a donc pas de fin !» s'écriera à un moment Freder qui a pris la place d'un ouvrier. Cette opposition sociale est clairement matérialisée par l'opposition entre la cité des ouvriers dans les profondeurs (« in die Tiefe ») et la ville moderne, lieu du jardin d'Eden où les fils passent une jeunesse dorée. Être licencié du monde urbain moderne et perdre son emploi de col blanc (comme le sera Josaphat) c'est « descendre dans les profondeurs » (Tief unter) : c'est-à-dire régresser socialement : ce sera là une obsession qui se développera avec la crise de 29 en Allemagne. Cette opposition entre le capital et le travail est bien la grande question politique qui se posera tout au long du XXéme siècle (et qui continue de se poser).

    L'intervention du professeur est à ce stade nécessaire pour fournir des pistes d'interprétation. L'intrigue conduit Rotwang (le savant maléfique) à créer un double de Maria qui ne prêchera plus l'espérance et la paix mais la destruction de l'appareil de production c'est-à-dire des machines.

    Fritz Lang explore là une première voie de résolution du conflit entre le capital et le travail par la révolte et le renversement de l'ordre social : il s'agit ici d'une allégorie du communisme, mouvement incarné par la révolution bolchevique de 1917 et qui se développe en Europe avec la création des partis communistes dans les pays européens (comme la SFIC devenu PCF en France, ou le KPD en Allemagne). Cependant cette solution semble se retourner contre la classe ouvrière elle-même puisqu'elle conduit à l'inondation de la cité ouvrière et menace les enfants de cette classe que sauvera la vraie Maria. De même la maléfique Maria conduit les membres du « club des fils » à une vie de débauche, de luxure et à l'expression de tensions et de conflits entre les membres du club. Cette voie de résolution n'est donc pas la bonne et Metropolis n'est pas un film qui prône la révolution.

    L'autre voie de résolution consiste à prêcher une sorte de corporatisme entre le capital et le travail relié par un médiateur, un guide, symbolisé ici par le cœur. Cette alliance entre le capital et le travail au nom d'un intérêt supérieur (la nation par exemple), et permise par un organe tel que le cœur mais qui peut être aussi un organisme et un parti, conduit en fait à une société unitaire où ne s'exprime aucun conflit et désaccord entre les individus et les groupes, ces derniers ayant renoncé à l'expression de leurs revendications respectives.

    Ce type de société est aussi en réalité une société totalitaire et non démocratique car la démocratie c'est justement le règlement pacifique des désaccords et la gestion apaisée de revendications contradictoires au sein de la société. En somme la conclusion de Metropolis (où l'on assiste au triomphe du médiateur et à la destruction de la maléfique Maria et à la mort de Rotwang) est une conclusion idéologique très favorable à ce que prônera... le parti nazi !

    La connaissance de l'histoire du cinéma est sans doute nécessaire ici pour apporter une clé du film. En fait le scénario de Metropolis, scénario effectivement assez complexe, est autant l'œuvre de Fritz Lang (sans doute pour l'aspect futuriste de la ville) que de sa femme à l'époque Thea Von Harbou. Or cette dernière a clairement des sympathies nazies. Le parti nazi (NSDAP), créé en 1920, est encore très peu puissant à l'époque et associé à l'image d'un parti putschiste, mais il peut séduire par ses solutions radicalement nouvelles certains artistes : c'est précisément le cas de Thea Von Harbou. En mars 1933 Goebbels, ministre de la culture du régime nazi (au pouvoir depuis janvier 33) ne s'y trompera pas et proposera à Fritz Lang d'être le réalisateur attitré du régime.

    Cette vision futuriste de la ville (Hitler confiera en 1936 à Speer de créer Germania : un nouveau Berlin très moderne avec de nombreux monuments imposants à l'image de ceux vus dans Metropolis), et cette voie de résolution du conflit entre le capital et le travail par un médiateur (le parti nazi) ont effectivement séduit Hitler et Goebbels.

    Une célèbre affiche de 1935 sous le régime nazi, illustre bien cette thématique d'une économie allemande qui associe corporation nourricière dirigeante et front du travail symboliquement au sein d'un même individu à l'allure de robot (représentant le corps social) et dont le cœur est justement le parti nazi... Fritz Lang, qui n'a jamais été nazi, ni n'a eu de sympathie nazi, déclinera l'offre du régime et partira en exil le soir même de son entretien avec Goebbels.

    Comme on le sait il continuera une brillante carrière aux Etats-Unis avant de revenir après la guerre en Allemagne où il réalisa encore quelques films forts célèbres (Le tigre du Bengale, Le tombeau hindou).

    Sa femme Thea von Harbou (divorcée de fait par le régime) resta en Allemagne et fit plusieurs films et scénarii pour le régime nazi...

    La réception du film par les élèves est globalement très satisfaisante : « certaines images ont une force visuelle que l'on ne retrouve pas dans les films d'aujourd'hui » beaucoup se retrouvent dans le commentaire suivant : « certaines images resteront car je n'en avais jamais vues de ce type ». L'un des passages les plus cités concerne l'accident dans l'usine et le moment où Freder, dans une vision infernale mais très suggestive, voit la machine se transformer en une créature monstrueuse (« Moloch ») qui avale les ouvriers : nous sommes ici dans l'expressionnisme le plus abouti dont la symbolique n'aura échappé à personne. D'autres élèves avouent avoir été impressionné par « la ville et son caractère monumental », d'autres encore par les mouvements de foule très saccadés et la façon de les filmer. Si le jeu des acteurs semble « daté » (« mais l'on s'y habitue très bien au cours du film ») 29 élèves sur 36 soit 80% de l'effectif trouvent une véritable force visuelle du film.

    Metropolis au début du XXIéme siècle n'a donc pas perdu de sa force et de sa capacité à impressionner les spectateurs : c'est sans doute cela la marque d'un grand film !

Eudes Girard