Lundi 28 janvier la Cinémathèque de Tours programmait deux films de Jean Renoir, Partie de campagne de 1936 et Le journal d'une femme de chambre tourné à Hollywood en 1946 d'après le roman d'Octave Mirbeau. Si le public revit avec plaisir le premier, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il fut déconcerté par l'esthétique hollywoodienne du second. Il ne s'agit pas de nier les faiblesses que l'on peut relever dans ce film, mais il me semble nécessaire de le défendre pour ne pas en dénaturer ou en ignorer la portée.

 

    Jean Renoir quitte la France en 1940 et se réfugie aux Etats-Unis avec un contrat de la Fox. De tous les films tournés dans la première période de sa vie, il n'a pratiquement pas connu de succès, exception faite de La Grande Illusion qui date de 1937. La Règle du Jeu, réalisé en 1939, a été sifflé par les partisans de la droite comme de la gauche. Il est vrai que Renoir n'épargne personne dans ce film, ni les maîtres, ni les domestiques, et propose au public, à la veille de la guerre, un tableau de la société française que tous refusent aveuglément de voir.

    Il va passer dix ans aux Etats-Unis et y réaliser dix films dont Le Journal d'une femme de chambre. Renoir est toujours partagé entre ses idées de gauche qui le poussent à dénoncer la violence des conflits de classe et son envie de réussir, d'être enfin reconnu. Cependant pour pouvoir faire des films il doit composer avec Hollywood et ses codes. Il est tout à fait compréhensible que l'on soit surpris de voir un film de Renoir, entièrement tourné en studio. Le décalage est bien sûr évident entre la réalité d'un village normand au début du XXème siècle et la représentation très américaine qu'il nous en propose. De plus le happy end, figure obligée du cinéma hollywoodien, nous déroute. Le film s'achève sur une scène amoureuse qui réunit Célestine et l'homme qu'elle aime, Georges, le fils de ses patrons. Mais en reconsidérant cette fin heureuse, on peut percevoir comment Renoir parvient à concilier les impératifs de la production et ses propres idées.

    C'est par un soir de 14 juillet et après avoir distribué au peuple en fête l'argenterie volée par le majordome Joseph que Célestine et Georges s'en vont vers un lendemain radieux. Ce dénouement est un ajout de Renoir et s'apparente à un épilogue qui prolonge ce qui pourrait être le véritable happy end hollywoodien du film.

    L'histoire de Célestine est celle d'une femme de chambre qui veut s'affranchir de sa condition de domestique. Pour cela elle essaie de trouver un mari qui lui permette d'accéder à une classe sociale supérieure. Elle tente sa chance tour à tour avec Charles Lanlaire son maître que son épouse méprise, le capitaine Mauger, et avec le majordome Joseph. Mais c'est dans la serre de la propriété, comme dans La Règle du Jeu, que Célestine retrouve enfin Georges, l'homme qu'elle aime. Le baiser qu'ils échangent pourrait être alors le happy end convenu par lequel tout film hollywoodien doit s'achever. Or la caméra de Renoir ne pouvant se satisfaire de cette convention, par un travelling latéral passe des deux jeunes gens enlacés à Joseph qui les observe et qui veut contraindre Célestine à le suivre dans sa fuite. Il s'ensuit alors une scène violente entre les deux hommes. Célestine distribue au peuple en fête l'argenterie des Lanlaire que Joseph a dérobée avant de s'enfuir. Ce dernier meurt lynché par la foule. C'est en cela que cet épilogue contient la morale toute « renoirienne » de l'histoire.

    Par cette soirée du 14 juillet où le peuple fête la République, Célestine et Georges faisant fi de la différence sociale qui les sépare, choisissent de s'aimer. Cet amour qui les libère l'un et l'autre de leurs conditions sociales passe par l'abandon de la propriété symbolisée par l'argenterie sur laquelle se fonde le pouvoir des Lanlaire. Joseph s'était emparé de ce trésor pour contraindre Célestine à l'épouser. Leur union aurait été scellée par l'appropriation d'un trésor qui aurait assujetti Célestine. Or la liberté ne peut se fonder sur la propriété, c'est ce que finit par comprendre cette femme de chambre. Aspirer à un changement de classe sociale équivaut à conforter l'ordre social. Au terme de son itinéraire, elle se rend compte que cette liberté qu'elle découvre en elle, telle une force incontrôlée qui la pousse, dès le début du film à prendre la défense de la servante injustement renvoyée par le majordome, ne peut se gagner qu'en se débarrassant d'un ordre social conditionné par la propriété. C'est cette même pulsion qui la pousse à distribuer l'argenterie au peuple qui fête la République. Pour Renoir, le bonheur, c'est déjà, « la soumission à l'ordre naturel » comme l'avoue le professeur Etienne Alexis, interprété par Paul Meurisse, à la jeune Nénette dont il s'éprend dans Le Déjeuner sur l'herbe (1959). Certes il faudra attendre Le Fleuve (1950) pour que cette philosophie de l'existence, ramenée de son voyage en Inde, s'affirme. Mais déjà on pressent dans ce film de sa période américaine les prémisses de cette évolution. Quel chemin parcouru depuis Partie de campagne !

    Dans Partie de campagne, après la promenade en yole et l'aventure amoureuse qui s'en suit, tout rentre dans l'ordre. Juliette, la mère et Henriette, la fille, rentrent à Paris vivre auprès de leurs époux respectifs dans la quincaillerie familiale. L'ordre social l'emporte sur l'ordre naturel. Renoir par un montage parallèle oppose les deux couples illégitimes qui se sont formés au cours de la promenade en yole : l'un, constitué de Juliette et de Rodolphe sur le mode parodique, l'autre qui réunit Henriette et Henri sur le mode grave. Cette différence de tonalité s'explique par le rapport que chacune des deux femmes entretient avec l'ordre social. Si la mère peut rire de cette aventure passagère et clandestine c'est qu'elle « sait se montrer raisonnable », tandis que la fille la vit douloureusement comme elle l'avoue à Henri dans l'épilogue. Contrairement à sa mère, elle ne connaît pas la règle du jeu. Les sentiments, la liberté ne peuvent se vivre que clandestinement dans une société où l'ordre social prévaut. Cette liberté ne peut être pleine et entière que si l'ordre apollinien est subverti par le désordre dionysiaque.

    On est tenté de rapprocher Journal d'une femme de chambre et La Règle du jeu, de par la présence d'une serre dans le jardin autour de laquelle se nouent et se dénouent les aventures amoureuses de Célestine dans le premier film et de Christine dans le second. En fait tout oppose ces deux films. La fin de La Règle du jeu est marquée par le retour de l'ordre. Les invités rentrent au château. Ce ne sont plus que des ombres qui disparaissent derrière la porte qui se referme sur eux tel un tombeau.

    Au contraire, dans le Journal d'une femme de chambre, Charles Lanlaire, le père de Georges, soumis à une épouse qui oblige sa famille à vivre les volets clos chaque 14 juillet, ouvre la fenêtre en criant « Vive la révolution » juste au moment où son fils part rejoindre Célestine.

    Chez Renoir ouvrir une porte ou une fenêtre, c'est faire rentrer le désordre qui vient bouleverser l'ordre social qui entrave telle une chaîne, les êtres humains. Au contraire refermer une porte ou une fenêtre signifie le retour de l'ordre social, la liberté étouffée, la condamnation des hommes à la résignation, au malheur. L'ouverture d'une fenêtre du restaurant du père Poulain, dans Partie de campagne, déchaîne le désir des canotiers et libère les deux femmes de la médiocrité bourgeoise, le temps d'une promenade en yole. De même, dans Le crime de Monsieur Lange, le premier acte des ouvriers qui viennent de prendre le contrôle de l'imprimerie de Batala, c'est de libérer la fenêtre de la chambre du fils du concierge, obstruée par un panneau publicitaire.

    Ainsi Le Journal d'une femme de chambre marque bien une étape dans l'évolution de la pensée de Renoir.

    Si dans sa période d'avant-guerre, les portes et les fenêtres finissent toujours par se refermer, dès sa période américaine elles s'ouvrent pour ne plus se refermer, l'ordre apollinien ne parvenant plus à étouffer le désordre dionysiaque.

Louis d'Orazio