L'originalité de "Quelle joie de vivre" est loin de se limiter à son propos. Sur le plan formel, il intègre à un récit filmique moderne une série de renvois au cinéma des années 1920, allant du burlesque à l'expressionnisme allemand. Le burlesque est très présent dans le film, tantôt de manière frappante, dans des scènes qui s'y prêtent (la bagarre entre royalistes et anarchistes, à l'épicerie, où Clément révèle son brio proprement comique à travers des gags dignes des frères Marx ; la séquence à l'exposition de la Paix), tantôt plus discrètement, par le biais de petites situations cocasses insérées dans des séquences d'un autre registre (le grand-père qui attrape des couverts, depuis le grenier, à l'aide d'un gros aimant ; le nain anarchiste souvent filmé à côté d'un ''géant''). Notons que les terroristes qui arrivent chez les Fossati sont traités, sur le plan visuel, comme des personnages de cinéma muet, tandis qu'ils s'expriment dans un sabir inventé de toutes pièces, où surnagent par instant des mots russes, espagnols ou des noms propres. L'abondance et la variété des procédés burlesques sont d'autant plus appréciables que Clément a su les exploiter sans limiter l'effet des autres procédés humoristiques, plus variés et plus fins, de son récit.

    Les renvois à l'expressionnisme sont associés au thème de la prison, et culminent dans le plan final qui montre, avant que les portes ne se referment, un décor carcéral immense et ''futuriste'', inspiré de Metropolis de Fritz Lang, où de nombreux prisonniers en tenue se croisent sur les passerelles des étages, tandis qu'en bas, les nouveaux détenus encore en civil, entrent en masse de dos. La lenteur des mouvements des figurants, leur aspect de silhouettes méconnaissables, la géométrie du décor combinée avec celle des files humaines, résument en même temps l'esthétique expressionniste et l'univers totalitaire, avec une éloquence admirable. Ce décor précis n'apparaît que dans la séquence finale; auparavant la prison nous a été montrée surtout par détails, certains espaces délimités qu'elle contient étant cadrés de façon à suggérer l'étouffement, et filmés à l'aide d'un éclairage expressionniste qui attire l'attention sur le décor, indépendamment des personnages (éclairés d'une autre manière).

    L'usage des chansons et des airs d'opéra contribue aussi à l'originalité de "Quelle joie de vivre". De fait, le film tient son titre d'une chanson interprétée in, dans la séquence au restaurant où Ulysse et Franca déjeunent après leurs retrouvailles dans le Trou Sylvestre. Le texte de la chanson, mièvre et banal, prend de l'intérêt dans le contexte de l'action, impliquant aussi bien des effets de contraste avec la situation des personnages qu'un commentaire approprié à la candeur de Franca et de l'instant de bonheur que le couple dont le ''sort est suspendu à un fil'' vit malgré tout. Quoique les protagonistes soient agacés par le chanteur qui les importune en venant leur faire la sérénade, la chansonnette suggère à Ulysse son discours sur les ''parenthèses en or'' qui prolonge le thème très clémentien des instants de paix trop rares, toujours vécus entre deux périodes où l'on risque de tout perdre. Il va de soi que l'image des ''parenthèses'' prépare aussi la définition de la liberté comme « petit trou ».

    Pour revenir aux chansons, la majeure partie d'entre elles s'associent au thème de l'enfermement. Au début du film, on entend le chant des jeunes recrues qui entrent à la caserne, et sa variante qui correspond à la ''quille'', deux versions qui se croisent comme les personnages, et dont le contraste très partiel suscite l'idée d'une série interminable de contraintes et de conditionnements qu'il faut subir en chantant, que ce soit pour essayer de s'en consoler ou parce que la tradition le veut. Par la suite, le chant des anarchistes dont la seule phrase bien audible est le refrain – « Et nous voulons la liberté ! » - apparaît au début de la réunion secrète à l'épicerie. Chanté debout, solennellement, et avec une sorte de passion guerrière, il a tout l'air d'un hymne militaire, produisant un effet d'antiphrase sarcastique. (Il s'y ajoute, au cours de la même séquence, le drapeau minutieusement brodé aux mots d'anarchie et liberté, qui serait '' le vrai drapeau de la paix'', selon ceux qui se réjouissent à l'idée d'attentats terroristes).

    Le même chant est repris par le grand-père, qui veut l'apprendre à Ulysse, au cours d'une scène hilarante, où l'élève, s'étant endormi d'épuisement au milieu de la leçon nocturne d'anarchisme, sursaute et fixe avec épouvante le maître qui rugit : « Et nous voulons la liberté ! ». Une fois emprisonnés, les anarchistes chantent l'air de ''Va pensiero'', sans paroles : ils n'oseraient manifestement pas montrer leur indépendance d'esprit en allant jusqu'à entonner en chœur des vers ''subversifs'' .

    L'avantage du choix de cet air, c'est qu'il est à la fois intemporel (renvoyant au sort des anciens Hébreux et à la période du Risorgimento, comme à tout autre cas de peuple opprimé), éloquent et permis : les geôliers ne sauraient sévir en entendant ce morceau classique. Dans la séquence finale, chanté off, il déploie toute sa portée universelle, d'une manière plus poignante que lors de sa première apparition.

    Ces exemples d'utilisation du chant dans le film font partie des procédés qui renforcent, nuancent et développent ses thèmes sur tout les plans de la diégèse, le musical s'alliant avec le verbal et le visuel dans une série de discours croisés tantôt en contraste, tantôt convergents. La richesse des moyens expressifs employés par Clément est si grande et leurs effets de sens contextuels si polysémiques qu'il est impossible d'en rendre compte exhaustivement.

La perfection du film tient au fait que tous ses éléments enrichissent réciproquement leur palette de significations et les diverses émotions qu'ils suscitent presque simultanément (allant souvent du pathétique au risible au sein d'une seule séquence).

Denitza Bantcheva

Extrait de « René CLEMENT » - Editions du Revif, 2008.