René Clément, Un cinéaste moderne.

    Parfois boudé par la critique, cinéaste presque marginal malgré les succès que remportèrent, sur le plan commercial, la plupart de ses films, René Clément occupe, dans le cinéma français, une place mal définie, mais dont on ne saurait nier l'importance. Fort différent des cinéastes de sa génération dans la mesure où il aura su évoluer (on peut comparer la distance qui sépare Jeux interdits de Plein Soleil) sans pour autant se rapprocher de ceux qui firent ce que l'on a appelé ''la nouvelle vague'', René Clément se situe bien parmi les trop rares cinéastes français modernes. Moderne mais sans excès. Si son style a évolué – il n'est que de considérer le brio et la souplesse d'un de ses chefs-d'œuvre : Quelle joie de vivre, pour s'en convaincre – il n'a pas toujours renoncé à un réalisme parfois étouffant, pas plus qu'à la rigueur d'une technique qu'on lui a fort injustement reproché.

    Ce qui me paraît beaucoup plus important est la démarche de René Clément : c'est l'homme du récit, primordialement; du récit s'articulant autour d'un ou de plusieurs personnages, voire d'un groupe. Tout se passe alors comme si les héros de ses films, portant en eux leur propre histoire, voire leur propre destin, entendu dans un sens tragique, nous le révélaient peu à peu, sans prendre d'ailleurs tout à fait conscience ni d'être eux-mêmes propos et centre de l'histoire, ou quand ils le sont, dans la mesure où ils prétendent (ainsi le Ripley de Plein Soleil) le faire, de ne pas prévoir la fin qui les attend au terme d'un itinéraire soigneusement préparé. Ripois, malgré ses calculs, ne peut imaginer la chute brutale qui le livrera, paralysé, à la femme qui peut enfin en prendre possession. Renversement du propos du film, et renversement intégral, tel que l'acteur ne pouvait l'imaginer (ici le chasseur devenue subitement proie ou dans Plein Soleil, le triomphe de Ripley réduit à néant par la découverte du cadavre) mais que le spectateur pouvait supposer, sans en connaître, évidemment, les modalités exactes.

    C'est que, suivant le récit que le personnage développe peu à peu, nous pouvons, en même temps, regarder le personnage, découvrant ainsi en lui une facette qu'il ignore, laquelle nous permet alors d'être légèrement en avance sur le film (à l'inverse, par exemple, le cinéma américain d'un Hawks ou d'un Ford qui nous montre des personnages agissant à l'intérieur d'un récit, interdit absolument ce décalage, que l'on retrouvera par contre chez Hitchcock, auquel Clément fut quelquefois comparé) .

    Sans doute tous les personnages de René Clément ne sont-il pas au même niveau de conscience. Ripley et Ripois pourraient, s'ils n'étaient pas obsédés par eux et leurs projets, entrevoir (sous quelque forme que ce soit) un échec possible. Dès lors notre fascination vient de l'attente du comment de leur chute car, prédestinés au mal, comme ils nous apparaissent de plus en plus précisément, nous ne saurions, sans pour autant croire en quelque justice immanente, qu'espérer, tout en le redoutant, l'incident (forme hasardeuse du destin) qui achèvera leur entreprise. A ces destins tragiques, à ces victimes au second degré que sont Ripley et Ripois, sont venus déjà, dans l'œuvre de Clément, vivre sous nos yeux des victimes qui le sont, elles, au premier degré. Dans Gervaise, l'environnement, le cadre social, peint avec cette minutie du décor, des objets et des rôles secondaires qui appartiennent bien à Clément, seront la condition sine qua non de la déchéance de François Perier, alliée à une faiblesse de caractère qui peut faire douter de sa maturité : l'histoire, coupée du contexte, ne serait que le récit d'une déchéance alcoolique, au demeurant peu explicable.

    C'est l'époque, reconstituée avec un réalisme sourcilleux, qui fera de cet homme un destin, qui lui imprimera sa marque tragique. La mise en place de Jeux interdits, brutale, brève, avec le mitraillage sur la route et la mort du chien, suffit, elle aussi à situer, par replacement exact, dans son contexte historique (la guerre) auquel succédera un autre cadre (les paysans), à nous avertir du drame de la petite fille, puis de sa lente libération, alors que, personnage en ce sens exemplaire, sans conscience (sinon traumatisée) elle ignore l'événement qui vient d'arriver, pleurant la mort de son chien – première étape de ces ''jeux interdits'' – et ignorant que ses parents ont été tués. Cette dramatisation est rarement, comme ici, inscrite en tête des œuvres de Clément.

    Mais, si le centre de gravité du drame peut se déplacer tout au long d'un film pour n'apparaître parfois que dans les ultimes séquences – et c'est alors que rétrospectivement le spectateur peut lire en clair ce qu'il avait pressenti depuis le début – il peut, insidieusement, apparaître dès l'exposition d'une situation qui est clairement définie : ainsi le sous-marin des Maudits, de destins prisonniers et voués à la destruction, tel le suggère à lui seul le submersible (tout comme le train dans La Bataille du rail, film beaucoup plus ouvert parce que rien n'est joué – ni échec ni réussite, avant le déraillement – sera le moteur dramatique du film, et son sujet) véritable symbole de la mort.

    Mais Clément pourra utiliser, avec autant d'efficacité, au lieu de ces monstres de métal qui révèlent trop vite leur nature seconde, un simple détail, en apparence anodin, ou sans signification précise, qui va laisser le drame envahir le personnage et son récit : ce fut sans doute la chaîne de l'ancre du bateau de Plein Soleil, mais c'était déjà la rage de dent qui forçait le meurtrier d'Au-delà des grilles à quitter son refuge pour, dans le port de Gênes, affronter et subir son destin.

    Il est certain, au bout du compte, que l'œuvre de Clément va se jouer sur deux thèmes principaux et complémentaires, ou plutôt sur deux images : la liberté, que symbolisera par exemple la mer entrevue dans Au-delà des grilles, ou l'emprisonnement , dont le sous-marin des Maudits offre la correspondance la plus évidente. On comprend dès lors que, Quelle joie de vivre soit enfin un hymne à la liberté la plus pure, la moins raisonnée, celle des anarchistes. C'était un peu échapper par le rire, au monde clos, étouffant de Barrage contre le Pacifique, à l'univers non moins fermé cruel et logique jusque dans ses quiproquos , des Félins que René Clément ne peut, comme malgré lui, s'empêcher de décrire. Il y reviendra encore dans son dernier film, raté hormis l'exposition (le meurtre et le viol) de la situation que subira jusqu'à cette fin inattendue - mais cette fois peu plausible -, l'héroïne du Passager de la pluie.

    Dans cette œuvre intransigeante – au moins au niveau des personnages, prisonniers et d'une situation donnée et d'eux-mêmes, confrontés à un choix qu'ils n'oseront pas toujours assumer – apparaissent deux éclairs, d'une tonalité toute différente : Le Château de verre, histoire d'un amour impossible qui malgré une situation où l'on pouvait reconnaître certaines préoccupations de Clément, par la légèreté et la fluidité de son style, est non seulement une œuvre insolite, mais très certainement un des films les plus modernes – quand bien même fût-il considéré, à son époque, comme un essai – de René Clément, le second étant bien entendu Quelle joie de vivre.

    Ainsi, partant du récit et des personnages, soulignés par la précision constante de la mise en scène, peut-on voir chez Clément un peintre pessimiste non seulement de l'homme, mais de la société, présente ou passée, qu'il a choisi de dépeindre. Peu d'espoir ou sinon illusoire, d'échapper à des destins individuels ou collectifs, ou de voir le fruit des entreprises, plus ou moins dérisoires, éclore un jour.

    La vision de Clément est celle d'une privation de liberté, le compte rendu des échecs. Sans doute, certains de ses personnages parviennent-ils à accomplir la tâche qu'ils s'étaient fixée, approcher de la réalisation du choix qu'ils s'étaient imposé atteindre, par la réussite de leurs entreprises, à un semblant de liberté. Mais ni des films comme La bataille du rail ou Le jour et l'heure ne sauraient compenser les héros ''négatifs'', comme on dit, qui sont ceux de Plein Soleil, de Monsieur Ripois, de Gervaise ou des Félins. Il est bien certain que, entre toutes les formes d'expression dramatique, c'est la damnation que Clément fréquente le plus. On peur regretter, néanmoins, que ces films, échecs ou réussites, manquent tous de cette étincelle par où une œuvre s'accomplit, qu'elle se nomme génie, ou simplement poésie.

Tristan Renaud
(Journaliste et critique de cinéma)

Reproduit avec l'aimable autorisation de Claude Lafaye.