Parfois de petits glissements sémantiques conduisent un cinéaste sur des chemins qui n'étaient pas compris dans l'élaboration initiale. Chez certains créateurs, souvent ceux qui acceptent d'être mené par un scénario très construit ou qui laissent une grande liberté à la ''forme'' : Buñuel, Reed, Gance, Ophuls, Fellini, Barnet, Schoedsack, Curtiz, Huston, etc, il arrive que l'œuvre finale, à l'achèvement du montage, offre au spectateur un sentiment qui semble, sinon contredire le contenu des images qui composent le film, laisser ouverte une porte pour une morale indépendante, une interprétation poétique et personnelle. C'est là, d'ailleurs, un des plus délicieux moments du cinéma, une introduction directe à la poésie du 7éme art.

    René Clément peut être assimilé à cette catégorie de cinéastes tant, dans plusieurs de ses films, il entraîne le spectateur sur une évidence immédiate qui se laisse circonvenir au terme de la vision.

    C'est évidemment sa maîtrise de la direction d'acteur et son art consommé du récit qui permettent cette ''métamorphose'' et laissent apparaître la morale ambiguë qui justifie le ''glissement'' formel qui me sert de motif.

    On a souvent dit qu'il entraînait ses personnages dans une sorte de monde cinématographique extrinsèque, dans des destins dont ils ne maîtrisaient jamais la finalité et ne se révélaient qu'à la fin de leurs aventures. Mais c'est justement dans cette évolution involontaire que se découvre la faille qui va égarer le spectateur et le conduire vers un apologue inattendu.

    René Clément décrivait toujours, avec un soin tout particulier, les différents milieux dans lesquels évoluaient ses personnages. Son passé de documentariste imprimait son style et sa mise en scène pour rendre ses œuvres crédibles. Mais il faut se souvenir que sa vision de l'humanité ne relevait pas vraiment d'un grand optimisme et que, très souvent, les sociétés humaines dans lesquelles se déroulaient ses intrigues, aussi réalistes soient-elles, cachaient quelques tares, rendues bien présentes, qui allaient perturber le vernis d'une évidence trop apparente. Trois films illustrent parfaitement ce propos.

    Jeux Interdits est basé sur la confrontation entre l'innocence des enfants et un monde paysan brutal et égoïste, décrit sans complaisance, préoccupé de querelles locales, occupé à défendre son ''terrain'' et ses prérogatives. La gravité des événements extérieurs semble passer au second plan et la compassion ne s'exerce que pour s'affirmer face aux voisins.

    Cette petitesse d'esprit ne peut laisser la moindre chance aux adultes de compatir aux dégâts de la guerre et évidemment pas celui de comprendre l'univers des enfants, ni même, d'en soupçonner l'existence. Mais cet univers ludique et transgressif, qui nous est présenté comme un reflet de l'innocence, peut-il être aussi souverainement pur ?

    C'est la mort du chien ('' qui ira dans un trou !''), dont le cadavre est toujours présent contrairement à celui de la mère et du père, qui entraîne Michel et Paulette dans ce monde subversif dont on ne peut nier le caractère morbide. (Mais n'en est-il pas de même de tous les jeux d'enfants qui, la plupart du temps, passent en revue les atrocités humaines qu'ils intègrent dans les ''guerres'' de leurs âges, avec les moyens de leur époque : jadis bâton de bois, soldats de plomb, aujourd'hui jeux vidéos et consoles diverses). La guerre véritable, quant à elle, qui se traduit dans le film par le bombardement des colonnes de réfugiés et le sort dramatique des parents qui en résulte, n'est là, tendue comme une toile de fond, que pour emmener les enfants, et donc les spectateurs, vers un autre monde fait de rituels ludiques et pathétiques.

    La mise en scène de Clément joue habilement avec la justesse du jeu des deux enfants et la stylisation de celui des adultes (y compris des jeunes adultes) et conduit inévitablement vers un sentiment de compassion envers les premiers. Pourtant au final, lorsque la petite Paulette opte pour le nom de son jeune ami (Dollé) ne franchit-on pas une déviation du sens moral par le fait même de la disparition absolue des parents et sa substitution par une innocence transgressive. Le décalage est consommé et du monde futur ne reste qu'un air de guitare, qui fera les beaux jours de tous les apprentis guitaristes.

    Monsieur Ripois est la démonstration parfaite de la façon dont Clément peint un parfait salaud sous les traits élégants de la beauté séductrice. Ripois est un personnage étonnement moderne par le fait même qu'il transforme son hédonisme en une quête incessante de conquêtes féminines, avec la plus parfaite immoralité, avec la même insouciance très contemporaine qui ne cache pas un certain mépris. Il n'a pas encore trouvé, ni pensé, l'amour véritable. Son errance sentimentale dépend davantage de ses envies sexuelles que de ses besoins financiers et sa rouerie est toujours camouflée derrière un sourire quasi ''angélique''. Car ses conquêtes féminines résultent de son aspect courtois et, du moins le déduit-on, d'un incontestable attrait sexuel. Cette composante induite du personnage est d'autant plus plausible qu'il ne fait preuve ni d'une très grande culture ni, bien sûr, d'une aisance financière. Le milieu bourgeois de cette Angleterre d'après-guerre, demeuré figé sur ses valeurs traditionnelles, lui fourni, par ses frustrations, un champ d'action dans lequel il peut laisser libre court à ses envies.

    Le sourire de Gérard Philipe, son maintien de jeune premier, son charisme d'acteur qui accrochait les regards des femmes des années cinquante, sont parfaitement utilisés par Clément qui capte et ennoblit ainsi la façade enjôleuse de celui qui reste cependant un parfait salopard. Pierre Leprohon notait : « Une courte grue lui permet de suivre l'acteur, de l'accompagner de manière si étroite que cette mobilité devient elle-même humaine, intime. L'acteur est saisi sous les trois dimensions, devient le centre d'un réseau de mouvements de la caméra si nombreux, si libres qu'on ne les sent plus ».

    Par la stylisation des tics et des gestes de Gérard Philippe, René Clément ne livre pas de Ripois une figure exemplaire puisque, tout au contraire, il ne cesse de poser sur lui un regard distancié. Mais ce regard laisse au personnage filmé une sorte de liberté de mouvement qui va le pousser vers le gouffre de la servitude (forcée certes, mais bien réelle) en ayant simplement présumé de son destin. Le châtiment des actions commises résulte de l'inconscience du personnage, victime d'une sorte de ''Fatum'', d'une manipulation du sort extra-humaine. Dès lors, la séduction innée du personnage, sur laquelle est basé tout le film se retourne contre lui et, sans accorder d'espoir inéluctablement vers un sort expiateur qui laisse le spectateur surpris et pantois devant le retournement de situation. L'inconfort persiste bien longtemps après le film car rarement l'ambiguïté du beau profil de Gérard Philippe n'aura été mieux révélée.

    La première vision de Plein Soleil laisse le sentiment persistant de s'être fait berner, et d'avoir cédé trop vite à la séduction sucrée de cet anti-héros. Mais, c'est que ce personnage présente un charme si grand et une animalité si évidente qu'il est malaisé de lui rester indifférent. Après tout n'a t-il pas supporté, lui jeune aventurier pauvre, de multiples humiliations de la part de son ''ami'', le riche Greanleaf !

    Et puis, réflexion faite, on distingue mieux dans les rapports liants les deux personnages, la complexité des sentiments qui les animent et les évolutions psychologiques qui vont inéluctablement engendrer une situation dramatique. Cette machination du destin prend sa dimension dans la propension de Philippe (Maurice Ronet) à dominer ses partenaires et ses amis grâce, certes, à sa position sociale, mais aussi à sa suffisance naturelle. La servitude qu'implique son comportement sur celui (Alain Delon) qui ne dispose que d'une seule chose : une beauté naturelle et la sensualité qui s'en dégage, semble vite insupportable.

    L'acteur trouve dans ce film sans doute l'un de ses plus beaux rôles, tant il impose une présence remarquable de jeunesse, de félinité (Un autre film tourné avec Clément s'intitule d'ailleurs Les Félins) et de finesse. Son jeu ne se borne pas aux expressions du visage aussi significatives soient-elles (par les gros plans qu'adorent les acteurs) mais fait appel à des attitudes, des postures et des positionnements qui lui confèrent une densité psychologique et impose la très grande vérité du personnage. Sa demie nudité coruscante (il est torse nu) dans les plans du voilier en mer convoque une image de sensualité peu commune, un peu luxueuse, un peu sauvage. On comprend, avec ce film, pourquoi Delon est devenu une grande star du cinéma dont le charisme s'inscrit dans la meilleure tradition des acteurs américains de pur instinct.

    Ripley évolue dans un milieu qu'on peut qualifier de ''paradisiaque'', dispensé des contraintes matérielles par les largesses de son ''ami'', sous le doux climat de la Méditerranée. Mais cette ambiance de ''Dolce Vita'' est un leurre pour quelqu'un de pauvre et il est constamment ramené à sa condition initiale. Usurper les dispositions de ce monde, conquérir la femme qui en est l'image et la représentante (car elle est tout aussi oisive même si elle se donne un vague motif d'intérêt évidemment d'ordre artistique : elle travaille, dit-elle, sur une biographie de Fra Angelico) sont les enjeux quasi naturels qui naissent d'une telle situation. Prendre l'identité d'un autre fait accéder à la fortune, indispensable pour changer de statut social, et s'octroyer la femme qui personnifie ce statut en est l'apothéose. Au fond Ripley n'est pas un tueur, tout au plus un opportuniste auquel le destin fit entrevoir très brièvement ce que la beauté, la jeunesse et la sensualité devraient représenter dans un monde parfait et équitable. Le leurre de sa sensualité perd le spectateur dans les doutes de la conscience.

    C'est ainsi que chez Clément, l'innocence détournée, la séduction factice et la sensualité méditerranéenne forment les empreintes de ces ''glissements'' insuffisamment fréquents dans le cinéma moderne.

Alain Jacques Bonnet