Nous sommes en 1921, à Rome où fascistes et anarchistes s'affrontent violemment. Ulysse et son ami Turiddu démobilisés et sans travail s'inscrivent sans conviction au parti fasciste qui leur assure leur subsistance à la condition de participer aux expéditions punitives contre les Rouges. Tel est le contexte historique dans lequel s'inscrit Quelle joie de vivre, cette fable que René Clément tourne en Italie en 1961 et qui n'est pas sans nous rappeler certaines comédies que Dino Risi, Luciano Salce ou Luigi Zampa réalisent à cette époque.

    Cette filiation m'amène à m'interroger d'une manière plus générale sur la capacité du cinéma italien à représenter cette période noire pour l'histoire de l'Italie, le fascisme et ce d'autant plus que d'autres réalisateurs nous en on donné une image différente. Pensons par exemple au Conformiste de Bernardo Bertolucci en 1970 ou plus récemment à Vincere de Marco Bellocchio sorti en 2009. Pour répondre à cette question il convient d'interroger l'histoire du cinéma italien depuis la chute du fascisme et la fin de la deuxième guerre mondiale.

1° La Résistance d'abord : 1945- 1959

    Le cinéma italien d'après guerre est né de la prise de conscience de toute une génération de cinéastes d'avoir vécu pendant toute la période du fascisme dans une vision hallucinée de la réalité qui a conduit le pays au désastre.. Si le mouvement néo-réaliste qui se caractérise par cette démarche, si bien définie par Cesare Zavattini, qui consiste à traquer la réalité dans sa trivialité la plus quotidienne, il peut paraître paradoxal que les films réalisés durant cette période comprise entre 1945 et 1959 mettent davantage l'accent sur la Résistance ainsi glorifiée que sur la réalité du fascisme, souvent reléguée dans l'arrière plan comme dans Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini (1945).

    Pour comprendre cette ambiguïté, il faut rappeler que la plupart des réalisateurs qui vont s'affirmer dans le mouvement néo-réaliste sont déjà en activité sous Mussolini. Même si les milieux de gauche l'ont souvent déploré, il n'y a pas eu d'épuration parmi les cadres de la bureaucratie, de la vie publique comme du cinéma. Des réalisateurs tels Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Alessandro Blasetti, Mario Camerini, des acteurs tels Amedeo Nazzari, Aldo Fabrizi continuent à travailler. Ainsi le monde du spectacle, à l'image de la population italienne revenue du fascisme et de ses rêves de grandeur se met à défendre avec force, dès 1945, les idéaux démocratiques. Le cinéma italien devient alors le terrain sur lequel l'Italie se réhabilite aux yeux des Alliés et retrouve sa place sur le plan international. On a dit que Rome, ville ouverte avait fait plus pour l'Italie que l'ensemble des diplomates italiens dans les conférences de paix, à la fin de la guerre. Plus que s'interroger sur la réalité du fascisme, le cinéma néo-réaliste veut d'abord redonner une dignité morale et une visibilité à un pays pauvre et vivant que le fascisme avait voulu occulter.

    Mais la guerre froide rompt le front antifasciste né de la Résistance. Les communistes et les socialistes sont chassés du pouvoir sur injonction de la CIA. La victoire de la Démocratie Chrétienne dans sa composante la plus réactionnaire monopolise le pouvoir et n'a de cesse de s'attaquer à la mémoire de la Résistance que la gauche est la seule désormais à défendre. Une censure tatillonne et dissuasive s'exerce alors sur le cinéma qui ne peut plus aborder les thèmes du fascisme, de l'antifascisme et de la Résistance et le pousse vers des productions plus légères, vers ce que l'on va appeler le néo-réalisme rose. Ce nouveau courant emprunte une voie plus aisée que celle suivie jusqu'alors, dans la mesure où il va tenter d'égayer un peu le regard que les néo-réalistes portaient sur la société de leur époque. Il importe avant tout de faire rire le public et la comédie s'impose tout naturellement. Le cinéma évolue vers un conservatisme politique indéniable que le critique Jean Gili a très bien défini à propos de la série des Don Camillo dans laquelle il voit « l'expression rassurante d'une Italie où les oppositions politiques se diluent dans le consensus maternel d'une Eglise accueillante ».

2° L'antifascisme renaît sur le mode burlesque :

    A la fin des années 50, l'Italie est à un tournant de son histoire. L'élection du pape Jean XXIII, les crises politiques que traversent la démocratie chrétienne divisée en de multiples courants contradictoires, la détente sur le plan international vont rendre possible une ouverture du parti au pouvoir en direction du Parti socialiste ce qui va sceller un rapprochement entre catholiques et socialistes, les deux composantes essentielles de la société italienne de cette époque.

    Le pays connaît un développement économique sans précédent qui nécessite des réformes structurelles qui ne peuvent se mettre en place qu'à la condition de liquider historiquement le fascisme. Le cinéma entre lui aussi dans une ère de prospérité et s'apprête à vivre son deuxième âge d'or et peut compter sur un public plus cultivé, plus averti qui passée l'ère de l'exaltation de la Résistance attend une lecture plus critique des événements historiques. C'est ainsi que Mario Monicelli, dans La Grande Guerre (1960) démystifie un événement majeur de l'histoire de l'Italie, la guerre de 1915-18 sur laquelle s'est construite et s'est développée l'idéologie fasciste. Il imprime une nouvelle orientation à la comédie dite italienne qui va pouvoir aborder des sujets plus sérieux, plus courageux. Ainsi Luigi Comencini dans La Grande pagaille (en italien : Tutti a casa ; 1961) traite sur le mode comique cet épisode dramatique qu'est l'armistice du 8 septembre 1943 quand « le pays s'est rendu compte qu'il avait fait la guerre en se trompant d'allié et que le fascisme l'avait entraîné vers une ruine complète et irréversible », comme le souligne Alberto Sordi qui incarne dans ce film, un officier désemparé en quête d'une autorité militaire qui puisse lui dicter la marche à suivre. Dino Risi reconsidère sur le mode parodique, dans La Marche sur Rome (1962), l'acte fondateur du fascisme par lequel Mussolini accède au pouvoir.

    Dans ce début des années 60, les thèmes du fascisme et de l'antifascisme sont à nouveau largement exploités par le cinéma italien mais uniquement sur le mode de la comédie voire de la farce. Même si ces films s'inscrivent dans une trajectoire qui vise à une prise de conscience des mensonges sur lesquels reposait le pouvoir fasciste, force est de constater que cette trajectoire ne s'appuie pas sur une analyse approfondie de cette période. Plutôt que de procéder à cette analyse critique du fascisme que tout spectateur aurait été en droit d'attendre, le cinéma de ces années-là se limite, dans sa dénonciation du fascisme, à la caricature des pratiques grotesques de ce régime. En d'autres termes ces films ne visent pas à faire rire le public sur la réalité du fascisme mais sur la désacralisation de sa représentation.

    Il est évident que le film de René Clément, Quelle joie de vivre, s'inscrit pleinement dans ce courant. Il peut ainsi traiter sur le mode comique une des périodes les plus sinistres de l'histoire italienne, celle des expéditions punitives que les nervis fascistes organisaient contre les travailleurs et leurs organisations syndicales et politiques.

3° Les années 70 : l'ère du cinéma politique.

    Le 12 décembre 1969, une bombe éclate à la Banca Nazionale dell'Agricoltura de Milan, piazza Fontana, faisant 16 morts et 88 blessés. D'abord attribué à l'extrême gauche, puis à l'extrême droite, cet attentat fait rentrer l'Italie dans une des périodes les plus violentes de son histoire : les années de plomb qui voient l'émergence des Brigades Rouges.

    Parallèlement à cette vague d'enlèvements, d'attentats contre des magistrats, des dirigeants d'entreprises ou des hommes politiques, dont le président Aldo Moro, exécuté en 1978 par les Brigades Rouges, un climat de contestation générale gagne l'ensemble du pays fortement politisé. Des affrontements violents opposent les étudiants et les ouvriers qui aspirent à des réformes en profondeur tant sur le plan social que moral aux forces de l'ordre qui défendent l'Etat démocrate-chrétien. Cette violence alimente les forces extrémistes des deux bords qui font régner ce que l'on va appeler la stratégie de la tension.

    Cette situation recentre le débat politique autour des thèmes du fascisme, de l'antifascisme et de la Résistance. Par analogie la gauche accuse la démocratie chrétienne qui détient le pouvoir sans discontinuité depuis la fin de la guerre, d'incarner une nouvelle forme de fascisme, plus présentable mais tout aussi perverse. Les groupes d'extrême gauche voient dans la situation actuelle de l'Italie, le prolongement de la guerre civile qui a opposé entre 1943 et 1945 les fascistes aux antifascistes.

    Le cinéma très à l'écoute de ces problématiques repose la question de la représentation du fascisme mais d'une manière plus approfondie que dans les périodes précédentes avec en perspective la dénonciation d'un Etat qui n'a jamais remis en question des lois et des pratiques héritées de la dictature.

    En 1970, Vittorio De Sica adapte le roman de Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi Contini qui retrace la répression dont sont victimes les juifs de la ville de Ferrare de la part du régime fasciste aligné sur l'Allemagne nazie. Contrairement au romancier, le réalisateur insiste sur les lois raciales votées dès 1938 dans cette Italie fasciste dont on a sous-estimé l'implication dans la déportation des juifs. Ce n'est pas par hasard que Vittorio De Sica réalise ce film en 1970 à une époque où le fascisme est en train de renaître en Italie et où des groupuscules d'extrême droite reprennent l'action violente. S'il insiste dans son film sur les mécanismes qui ont conduit le pays à la catastrophe, c'est bien pour inviter les Italiens à tirer les leçons de l'Histoire avant que celle-ci ne se répète sous une autre forme.

    La même année Bernardo Bertolucci adapte le Conformiste d'après le roman d'Alberto Moravia. Jean-Louis Trintignant incarne le personnage principal, Marcello qui fuit le souvenir humiliant du viol qu'il a subi dans son enfance, en adhérant au fascisme et en participant au meurtre de son ancien professeur, un opposant au régime. Etre conformiste c'est pour Marcello adhérer au fascisme, c'est obéir aveuglément aux ordres de ses supérieurs, c'est refuser toute responsabilité morale face aux actes les plus abjects. Ainsi Bertolucci, nourris des penseurs de cette époque, Marcuse, Wilhem Reich sur la psychopathologie du pouvoir, souligne le rapport entre éros et politique.

    Ainsi il scrute à travers une histoire qui peut être vue comme une parabole, les pulsions inconscientes sur lesquelles repose l'adhésion au fascisme. Comme d'autres réalisateurs de cette époque, Bertolucci met la sexualité au cœur de la société italienne pour mieux dénoncer ses dérives totalitaires.

    En 1979, Francesco Rosi adapte le journal de voyage de Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli, paru en 1946 et dans lequel ce dernier raconte son séjour forcé, entre 1935 et 1936, en tant qu'opposant au fascisme, dans une petite localité de la Lucanie, une région sauvage, aride, loin de toutes les voies de communication où le régime fasciste envoyait les personnes considérées comme indésirables. Rosi souligne la misère de ces paysans du Sud qui assimilent l'Etat à une des nombreuses malédictions dont ils ont toujours été victimes. Ils n'attendent rien de Rome. Ils ne se disent pas même chrétiens ce qui sous-entend qu'ils ne se considèrent pas comme des hommes mais plutôt comme des bêtes condamnées à crever dans la misère et l'ignorance. Le Christ n'est jamais venu jusqu'à eux, il s'est arrêté à Eboli, cette ville au sud de Naples où s'arrête le train et où la route s'écarte du littoral, de la civilisation pour s'enfoncer dans les terres sauvages et arides de la Lucanie. Le pouvoir central est une force maléfique que l'on ne voit jamais mais qui s'abat sur eux à l'improviste, telle une force divine qu'ils se doivent de respecter. Ce fossé entre le pouvoir fasciste qui nie la réalité méridionale et ces paysans misérables est souligné d'une manière ironique lors de la séquence qui annonce la prise d'Addis-Abeba par les troupes italiennes en 1936. Sur des images qui renvoient à la réalité de l'Italie du Sud, on entend le discours de Mussolini aux envolées nationalistes. Les images de Rosi dénoncent la vacuité de la rhétorique fasciste. Ces paysans ne peuvent adhérer à une politique, à un discours qui exalte la puissance d'un Etat qui n'est pas le leur. Le fascisme n'est alors que le relais d'une petite bourgeoisie locale qui trouve ainsi une légitimation à l'exercice de son pouvoir tyrannique sur ces paysans.

    On peut mesurer alors tout le pessimisme de Francesco Rosi pour qui le temps des illusions nées de la Résistance, quand on croyait que tout serait possible, est terminé. Entre 1936 et 1979, rien n'a vraiment changé. Les mesures qui ont été prises depuis n'ont servi qu'à conforter les pouvoirs locaux. C'est tout le sens de ce film que Rosi n'a jamais considéré comme « un film historique, mais comme un film actuel ».

4° Dans l'Italie berlusconienne, l'antifascisme est en crise :

    A partir des années 80, sous l'effet de la multiplication des télévisions privées, le cinéma connaît une crise sans précédent. Le public déserte les salles dont beaucoup sont obligées de fermer. Le petit écran monopolise le discours politique en le réduisant, voire en participant activement à la dépolitisation de la société italienne.

    De plus, la chute du mur de Berlin s'accompagne de la disparition des partis politiques traditionnels. Avec l'apparition de la Ligue du Nord, l'arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi qui s'appuie sur un parti clientéliste et sur une puissance médiatique et éditoriale sans précédent, les références à l'antifascisme et à la Résistance, qui ont fondé l'identité italienne et l'Unité nationale depuis la fin de la guerre, s'obscurcissent.

    La crise du cinéma aidant, peu de films sont à même de relever le défi et de renouer un dialogue avec la société italienne en reprenant le thème de la représentation du fascisme.

    En 1982 déjà les frères Taviani en réalisant La Nuit de San Lorenzo rappelait la nécessité voire l'urgence pour le cinéma de reprendre ce thème. Ce film, à caractère autobiographique, relate un souvenir de l'enfance des deux réalisateurs, à San Miniato, en Toscane où les occupants allemands ordonnèrent à la population de se rassembler dans le Dôme, ce qui allait devenir la tragédie de San Miniato. Les frères Taviani, enfants ont vécu cette tragédie au cours de laquelle, sous la conduite de leur propre père, une partie de la population, désobéissant à l'ordre allemand, vont fuir dans la campagne et affronter les milices fascistes. Ce film se présente sous la forme d'une fable racontée par une mère à son enfant, avant de s'endormir, une manière pour les frères Taviani de souligner la mission éducative du cinéma.

    Un certains nombre de films ont été réalisés depuis sur ce thème, preuve peut-être que l'Italie est en train de se ressaisir et de sortir de cette profonde léthargie dans laquelle Berlusconi et ses chaînes de télévision l'ont plongée. On pourrait citer Une histoire italienne (en italien Sanguepazzo) que Marco Tullio Giordana réalise en 2008, film dans lequel il évoque l'histoire tragique de deux comédiens célèbres du cinéma italien à l'époque de Mussolini. En 2009, Marco Bellocchio réalise Vincere, fresque tragique et métaphorique sur la vie de la maîtresse de Mussolini, Ida Dalser et de leur fils adultérin jamais reconnu qui meurt dans un asile psychiatrique en 1942. L'analogie entre cette histoire particulière et la relation ambiguë que l'Italie a entretenue avec le fascisme est évidente, comme une mise en garde face à une répétition de l'histoire.

    L'Italie moderne s'est bâtie sur des références à l'antifascisme et à la Résistance. Les différentes crises que ce pays a traversées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale se sont toujours nouées autour de ces valeurs fondatrices de la République. Le cinéma a toujours su être le témoin et le révélateur des relations conflictuelles entre le passé fasciste et le présent de ce pays. Continuer à assumer ce rôle est le gage de son renouveau.

Louis d'Orazio