La Cinémathèque de Tours, avant de rentrer dans les réjouissances des commémorations des 50 ans des Studio, a eu la bonne idée de passer deux films moins connus de Jacques Becker. L'on connaît tous effectivement Jacques Becker pour être le réalisateur de Casque d'Or (1952) qui a donné l'un de ses plus beaux rôles à Simone Signoret ; ou encore de Touchez pas au grisbi (1954), film noir à la française qui relança notamment la carrière de Jean Gabin à partir de la deuxième moitié des années 50 ; mais Falbalas (1944) et Le Trou (1959) font partie des réalisations moins connues de ce grand cinéaste. C'est la place particulière de ces films dans la carrière de Jacques Becker, dont nous aimerions dire quelques mots ici.

    Jacques Becker occupe effectivement une place singulière dans l'Histoire du cinéma, dans la mesure où il incarne pleinement le cinéma de grand-papa (que l'on qualifierait aujourd'hui de « daté »), sans être pour autant rejeté par la nouvelle vague. L'opposition entre Falbalas et Le Trou l'illustrent particulièrement.

    Tourné dans un Paris encore soumis à l'occupation, peu après Goupi mains rouges (1943) portant sur le monde paysan, Falbalas est d'abord un film fort original dans la mesure où il est l'un des premiers à nous dévoiler le monde de la mode parisienne. Près d'une centaine de maisons de haute couture existaient effectivement encore à l'époque à Paris (contre une dizaine aujourd'hui) et Jacques Becker nous montre la vie de l'une d'elles, avec ses petites mains, ses modistes, ses « premières dames »... Néanmoins si ce monde de la haute couture constitue l'arrière plan du film, l'intrigue amoureuse demeure centrale. La psychologie des personnages reste dans ce cadre assez conventionnelle (le séducteur / la jeune fille naïve et pure / le bon garçon) et le traitement l'est tout autant. Becker reste là dans ce que l'on appellera le réalisme poétique : le drame amoureux qui se noue conduira à une issue fatale dans la pure tradition du drame romantique.

    Dans la première période de sa carrière dans les années 30, Jacques Becker fut également fortement lié à Jean Renoir dont il est l'un des assistants attitrés, il apparaît même comme figurant dans Une Partie de Campagne (1936), et est crédité comme co-réalisateur pour La vie est à nous (1936). Son nom est aussi associé à celui des frères Prévert et notamment de Pierre Prévert avec qui il réalisera deux moyens métrages adaptés de Courteline (Le commissaire est bon enfant et Le gendarme est sans pitié).

    Il en va tout autrement du Trou qui date, il est vrai d'une période bien postérieure (1959), et dont le scénario est directement tiré du roman autobiographique de José Giovanni « Le Trou » paru en 1957 et relatant une véritable tentative d'évasion de la prison de la Santé en 1947 grâce au creusement d'un tunnel à partir d'une cellule.

    Le Trou nous marque d'abord par des scènes d'un naturalisme froid par opposition au réalisme poétique que nous évoquions plus haut : la longue scène du colis, méticuleusement défait et longuement disséqué par un gardien où tous les produits sont scrupuleusement ouverts et coupés au couteau pour vérifier qu'ils ne cachent rien, en est un parfait exemple. Par ailleurs les personnages semblent davantage incarnés et n'obéissent plus, ou beaucoup moins, à des stéréotypes. A propos de ce film Jacques Becker disait d'ailleurs lors d'un entretien avec Henry Magnan en août 1959 qu'il recherchait « des personnages vrais ». Le fait de les faire jouer par des acteurs à l'époque encore totalement inconnus du grand public (Michel Constantin notamment le deviendra après), empêchant d'emblée toutes transpositions possibles avec d'autres personnages d'autres films, a sans doute contribué à cet aspect très naturaliste, quasi « entomologiste » (l'expression est de Jacques Becker lui-même) du film. Le Trou est déjà une œuvre qui annonce incontestablement la Nouvelle Vague du tournant cinématographique de l'extrême fin des années cinquante et du début des années 60 ; tournant incarné par de nouveaux et jeunes réalisateurs tels que Truffaut (Les 400 coups), Chabrol (Le Beau Serge), Godard (A bout de souffle). Décédé prématurément trois semaines avant la sortie du film, alors qu'il allait vers ses 54 ans, Jacques Becker, ne pourra pas participer à cette nouvelle ère cinématographique des années 60, et il ne pourra pas voir les partisans de cette Nouvelle Vague lui rendre hommage alors qu'elle rejetait justement, et souvent assez violemment en paroles, tous les autres cinéastes des années 30 /40 /50 comme pour montrer qu'une nouvelle ère cinématographique s'ouvrait.

    Un autre point plus anecdotique peut être souligné : le nom de Jacques Becker renvoie à celui de Jean Becker, cinéaste contemporain (L'Eté meurtrier, Les Enfants du marais, Dialogue avec mon jardinier, La Tête en friche etc...), et propre fils de Jacques. Quand on y réfléchit bien les couples Père-Fils de cinéastes sont effectivement fort nombreux, et Jacques et Jean n'en constitue qu'un parmi d'autres. L'on pourrait effectivement citer : Maurice et Jacques Tourneur, à qui la Cinémathèque a également rendu hommage en diffusant tout récemment La Féline (Jacques Tourneur) et La Main du diable (Maurice Tourneur) deux films sortis la même année en 1942 ; Pierre et Denys Granier Deferre, Peter et Matthieu Kassovitz, Michel et Jacques Audiard, Denys et Alexandre de la Patellière ; et cette liste n'est sans doute pas exhaustive. L'on comprend aisément que la filiation soit un moyen privilégié pour transmettre une passion, et qu'elle puisse ouvrir des portes professionnelles.

    Mais revenons à Jacques et Jean Becker deux cinéastes fort différents, dont on pourrait dire que le fils n'a pas surpassé le père dans ses réalisations cinématographiques.

    L'on pourrait cependant à bien y regarder distinguer plusieurs périodes dans la carrière de Jean Becker (âgé aujourd'hui de 75 ans), ou du moins souligner qu'il s'agit là d'un cinéaste fort éclectique : quel point commun, en effet, entre un film comme L'Eté meurtrier ou La Tête en friche ou Dialogue avec mon jardinier ? L'on pourrait d'ailleurs s'interroger rétrospectivement sur la carrière qu'aurait eue Jacques Becker s'il avait vécu les années 60. Comment son cinéma aurait-il évolué ? Le Trou, comme nous l'avons vu plus haut, esquisse un début de réponse.

    Jacques Becker, de par ses fréquentations professionnelles et sa carrière, semble donc relier deux mondes : celui de Renoir et de Prévert, mais aussi celui des films (d'aventures et de gangsters) qu'entreprendra José Giovanni en tant que scénariste et/ou réalisateur comme Les Grandes gueules, Le Clan des siciliens, Dernier domicile connu, Deux hommes dans la ville etc...Être à la jonction de deux mondes, de deux époques, n'est ce pas finalement un privilège ?

Eudes Girard