Autant le dire sans précaution : la littérature n'a que faire de ce que le cinéma peut faire à partir d'elle. Dit autrement : la question de l'adaptation est une question cinématographique et non un problème littéraire. Pourtant, parler de l'adaptation cinématographique c'est souvent juger le cinéma à partir de la littérature, dans la volonté de le rendre fidèle. Mais si le cinéma entretient une liaison heureuse avec la littérature, c'est au prix de son inconstance ! En effet, autour de cette liaison se joue le désir de reconnaissance du cinéma comme art majeur et pour la littérature le désir de conserver le monopole sur l'art du récit. Car le cinéma comme la littérature sont deux arts du récit et on peut faire l'hypothèse qu'aujourd'hui un pan de la production littéraire lorgne vers le cinéma afin de garantir et amplifier son succès quand, d'un autre côté, la « grande littérature » tire son prestige de son inadaptabilité. Comment Flaubert, Joyce ou Kafka pourraient-ils se « réduire » (c'est le mot le plus souvent employé) au cinéma ? Et pourtant chacun ont inspiré des films de Jean Renoir, John Huston ou Orson Welles, que l'on reconnaîtra comme de grands cinéastes !

    Nous nous attacherons ici à une petite parcelle de ce monde de cette vaste question : l'adaptation littéraire en France. Car c'est en France qu'elle trouva et trouve encore son plus riche terrain d'expérience et qu'elle a noué les relations les plus intimes entre les deux arts.

L'adaptation littéraire à l'époque du cinéma muet

    En 1929, Jacques Feyder déclare aux Cahiers du mois : « Les producteurs se sont laissé dire qu'un film tiré d'un livre célèbre attire beaucoup plus de monde que celui tiré d'un scénario original dont l'auteur mourra inconnu. » Une première règle est posée : à cause de la jeunesse de l'art cinématographique, il faut le jucher sur les épaules de la tradition afin qu'on le considère. Sortir le cinéma du monde forain est une des missions que se donnent les cinéastes dans la première décennie du XXéme siècle. En cherchant une audience nouvelle, le cinéma se crée des dépendances à l'égard des autres arts.

    Ils cherchent à attirer les spectateurs en capitalisant sur le succès littéraire. On peut penser à Fantomas paru en 1910-1911 et porté à l'écran par Feuillade dès 1913. Ce succès populaire trouvera son prolongement en 1964, 1965 et 1967 dans les films d'André Hunebelle. On raconte que Jean Cocteau, qui partageait avec les surréalistes une passion pour les films de Feuillade, incite Jean Marais à proposer l'adaptation à Hunebelle.

    Deux transformations se produisent : il donne à Fantomas le visage du vaillant reporter, Fandor. Il faut, contrairement aux films de Feuillade, que le héros ait un visage. Mais ce qui paraît inquiétant et fantastique se trouve soumis à une seconde transformation inattendue : Louis de Funès donne à l'inspecteur Juve une dimension comique très appuyée. Si l'on s'éloigne de l'atmosphère originelle et du projet qui était de faire un James Bond français, on parvient ainsi à faire un film populaire comme l'était la littérature de Pierre Souvestre et Marcel Allain.

    Autre adaptation populaire, L'Atlantide de Jacques Feyder qui est la première adaptation cinématographique du roman de Pierre Benoît paru quelques mois plus tôt en 1921.

    Le succès du livre fut immédiat, le thème du continent englouti dirigé par la reine Antinéa enflamme les imaginations, surtout en ce lendemain de Première Guerre mondiale où la volonté d'oublier les horreurs cherche un domaine où l'héroïsme serait encore possible. L'attente était donc immense de le voir mis en images. Jacques Feyder, qui fait son premier film d'importance, insista pour tourner sur place en Algérie (plutôt que dans la Mer de Sable d'Ermenonville) et L'Atlantide est ainsi le premier long métrage tourné à l'étranger en décors naturels. Le tournage dura plus d'un an et coûta trois fois plus que prévu. Le résultat fut à la hauteur des attentes avec plus de trois heures de projection. Le film mêle orientalisme colonial, rêverie sensuelle et atmosphère fantastique.

    Ces trois ingrédients sont les trois portes de l'imaginaire cinématographique : montrer des contrées ignorées pour émerveiller, faire désirer et fantasmer sur des corps tels qu'on les voit rarement, jouer des frayeurs et des angoisses devant l'inconnu. Le héros de ce film éprouve les sensations que le spectateur recherche et ainsi permet au spectateur de s'identifier. Le soldat perdu retrouvé inconscient dans le désert raconte la fascination obsédante pour ce continent perdu et sa reine désirable et nocive.

    Il raconte ce que le spectateur va voir et lui suggère l'état dans lequel il devra se trouver. Le cinéma cherche une sorte d'hypnose par images.

    La littérature permet ici d'approfondir la technique cinématographique tant sur le plan de la narration, du tournage, de l'esthétique. Le recours à un succès populaire et contemporain permet au cinéma de se perfectionner et cherche le spectaculaire pour répondre aux fortes impressions de lecture.

    Dans les années 20, le prestige artistique de l'image muette en arrive à suggérer l'idée qu'elle est universelle, capable de suppléer toutes les finesses du langage. Pour adapter le texte littéraire, le cinéaste est libre puisqu'aucun mot ne le retient. Il repense l'œuvre sur un plan différent, celui de l'image. Son souci est de « faire visuel », de traduire visuellement l'impression de lecture.

    Jean Epstein peut donc déclarer : « Je traite tout scénario comme original comme m'appartenant du premier moment de la réalisation jusqu'au dernier. » Et à propos de La Chute de la maison Usher, adapté de Edgar Allan Poe en 1928, il déclare que le film « est mon impression en général sur Poe ». Dans ce film, il mêle deux nouvelles, celle qui donne son titre et Le Portrait ovale.

    Ce film explore un langage visuel inédit pour rendre cette histoire de maison hantée, de femme possédée, de création artistique folle. Ce monde fantastique se trouve enrichi par le développement des effets visuels du cinéma.

    Cette relation à la littérature fondée sur l'impression de lecture se retrouve dans la pratique cinématographique d'écrivains comme Cocteau dans Le sang d'un poète, ou dans le Chien andalou de Buñuel. En l'absence de parole, le cinéma hisse ses images à la hauteur émotionnelle des mots. C'est par ce biais qu'en France le cinéma devient art, en développant son spectacle à partir de l'œuvre littéraire jusqu'à tenter d'imbriquer en une esthétique unique ces codes différents. Ce sont les tentatives dadaïstes ou surréalistes de Buñuel, de Germaine Dulac (La coquille et le clergyman) et René Clair (Entr'acte).

L'adaptation littéraire à l'époque du passage au parlant

    Avec l'arrivée du parlant, c'est désormais le rôle du scénariste qui se développe. C'est lui qui reformule la question littéraire au cinéma. Ce nouveau métier fait apparaître de nouveaux noms de scénaristes et aussi d'écrivains de cinéma comme Jacques Prévert ou Pierre Véry (auteur des romans et des scénarios des Disparus de Saint-Agil, et de Goupi mains rouges). C'est à ce moment que le cinéma français prend le chemin contraire du cinéma hollywoodien : quand celui-ci s'oriente vers le travail à la chaîne, celui-là privilégie le génie individuel, et donc la collaboration entre ces génies. Cette génération de scénaristes connaît le cinéma par sa fréquentation des plateaux où les amitiés se forment.

    Le cas le plus emblématique est celui de Prévert. Venu du surréalisme, il apporte aux adaptations une fantaisie subversive qui bouscule les normes de la représentation réaliste.

    Adapté du roman de Roger Vercel qui fait revivre la vie des remorqueurs sauveteurs chargés de venir en aide aux navires en détresse, Remorques est adapté par Vercel lui-même et André Cayatte (seul crédité au générique) ainsi que Charles Spaak et Prévert qui écrit les dialogues. Le film est tourné en 1939 et 1940 par Jean Grémillon.

    Le roman commence ainsi : « L'ouragan cernait la chambre. On l'eût dit hissée au sommet d'une tour carrée, tant le vent appuyait sur ses quatre faces. Il lançait, par poignées, contre les vitres une pluie dure et, en même temps, il secouait la porte, rebroussait les ardoises claquantes du toit, emplissait la maison de choc et de rumeurs, si bien que l'on suivait sa course tout le long des murs, au-dessus du plafond, sous le plancher. »

    Au lieu de plonger le spectateur dans cet univers dur, sonore, visuel, violent et dramatique, le film choisit le parti inverse. Après quelques images indicatives de la mer et de la Bretagne, le dialogue informe le spectateur du lieu (Brest), du milieu social (les marins), du nom du bateau (le Cyclone), des circonstances de départ (mariage), de la morale (le marin a deux femmes, la mer est dure...). La mise en scène est au service de la parole en faisant passer de l'arrière salle où deux ivrognes discutent à la salle du banquet où on assiste à un mariage puis au bal en faisant attendre le personnage et acteur principal : Jean Gabin. La répartition de la parole obéit au style de Prévert : contre l'emphase bourgeoise du discours célébrant le mariage quelques piques subversives sont lancées : d'abord dans le registre populaire des deux marins ivres, puis dans la critique par Gabin lui-même de l'usage pompeux du discours. Mais tout passe par le discours et retarde les images. Le décor est tout entier au service de la mise en scène de la parole : à chaque thème traité par le dialogue un décor nouveau.

    Dans cette conception de l'adaptation, les dialogues deviennent des aspects du comportement, indiquant des caractères sociaux ou moraux. Ce qui prévaut dans cette génération de scénaristes des années 30, c'est une conception du peuple qui vient remettre en cause le discours des élites.

    Du coup, tout ce qui dans le roman ne peut être modélisé par la parole tend à être marginalisé. La façon de parler est la façon de rendre compte du réel, elle cherche à entrer en résonance avec l'oralité du spectateur ou bien la sublime dans la recherche du bon mot. Cette façon d'utiliser la parole va éloigner des écrivains du cinéma : ce cinéma parlant n'utilisant la parole que dans un contexte socioculturel.

    On peut comparer pour les opposer aux premières images de La Bête humaine de Renoir (1937) : l'interaction entre les personnages et le décor naturel prime, l'insertion de l'intrigue dans la réalité prime sur la théâtralité de la parole.

    Le début du film s'ouvre par un hommage à Zola : citation, portrait, signature. Puis correspondant au propos initial, la locomotive est filmée comme un documentaire. Le film s'enchaîne au texte comme le prolongement de sa création. Renoir tente de recréer le monde de Zola. Mais un monde de 1938 et non de l'époque de Zola. Renoir transpose l'époque. Il met en images Zola pour en montrer l'actualité. Le film est financé en partie par la SNCF qui vient d'être créée par le Front Populaire. Ce film est à la gloire d'une nouvelle société d'exploitation des chemins de fer. L'histoire ne peut se conclure par une catastrophe ferroviaire, comme dans le roman. Dans le film de Renoir, Jacques Lantier meurt en sautant volontairement du train, mais son mécanicien parvient à arrêter la machine qui pourra ainsi repartir.

    Renoir cherche d'abord la réalité. Il dit : « pour moi le grincement d'une porte, des pas sur le pavé peuvent être aussi éloquents qu'un dialogue ». Puis ensuite il veut rompre la linéarité du roman qui découpe l'intrigue en scènes pour arriver à faire du film une totalité indivisible. « Le monde est un tout » dit-il. Cette totalité est faite de lumière, de discours, de décor et est parcouru par la caméra. Une totalité en mouvement, donc. Et ce mouvement exprime l'aventure d'une histoire mais aussi l'aventure intérieure. C'est ainsi que à propos de La Bête humaine, il dit : « Mon infidélité n'est que superficielle car je crois être toujours resté fidèle à l'esprit général de l'oeuvre. Un scénario pour moi n'est qu'un outil que l'on change au fur et à mesure que l'on progresse vers un but qui, lui, ne doit pas changer. Ce but, l'auteur le porte en lui souvent à son insu. »

Laurent Givelet (A suivre)