Une plume virevoltante

    Son flot de paroles riche et élégant impressionne. Son sourire et son enthousiasme expansif séduisent. Denitza Bantcheva, précoce et prolifique auteur de littérature et de poésie est aussi reconnue dans le milieu du cinéma. Vice-présidente de l'Académie des Lumières, membre du Jury du prix du meilleur livre de cinéma, elle a écrit deux monographies de référence sur Melville et Clément.

    C'était pour présenter le film de ce dernier, « Quelle joie de vivre » dont elle a signé l'adaptation des sous-titres dans sa version restaurée, qu'elle était invitée le 8 avril dernier par la Cinémathèque et l'Association Henri Langlois. Rencontre avec un sacré personnage.

Aurélie Dunouau : Poète, romancière, docteur és-Lettres modernes, comment en êtes-vous venue à vous intéresser au cinéma et aux grands réalisateurs sur lesquels vous avez écrit, comme René Clément, Joseph Losey, Jean-Pierre Melville ou encore Fassbinder ?

Denitza Bantcheva : Pour commencer, j'étais depuis mon enfance très cinéphile, j'ai eu la chance d'avoir une mère cinéphile qui était germaniste de formation qui m'a fait connaître Fassbinder quand j'étais petite, ainsi que Fellini, Visconti... et donc j'y ai pris goût très tôt. J'ai commencé à lire des livres de cinéma vers 10-12 ans. Je suis, dans le domaine du cinéma, totalement autodidacte, ayant fait des études littéraires et non pas des études d'histoire du cinéma mais je m'y suis formée par mes propres moyens.

    Il se trouve que progressivement - entre temps, très jeune, j'avais publié des poèmes à partir de mes 12 ans - j'ai eu la chance, lorsque j'étais étudiante, de publier des articles de cinéma dans des revues parce que des gens qui me connaissaient en tant qu'auteur et cinéphile me l'avaient proposé.

    Et puis, j'ai eu l'idée d'écrire un livre de cinéma, c'était mon premier livre consacré à J.P. Melville (dernière édition : Ed. du Revif, 2007). Au début des années 90, je m'étais rendu compte qu'il n'existait pas en France d'ouvrage qui soit à la fois complet et valorisant sur J.P. Melville. Il y avait les entretiens de Melville avec Rui Nogueira qui sont formidables, mais qui ne relèvent pas de la critique. Il y avait aussi un ouvrage critique mais donnant une image très péjorative. Et j'ai eu l'idée de lui consacrer une monographie. À l'époque, très jeune, je ne me rendais pas bien compte de ce qu'une telle entreprise impliquait.

    Ça m'a demandé 4 années de travail pour préparer la monographie, et ce n'était pas très facile de trouver l'accès aux personnes que je souhaitais interviewer. Mais le pire problème était que personne à l'époque ne s'intéressait à Melville en France : j'ai dû passer une année à chercher un éditeur en vain, absolument personne ne voulait de ce livre parce qu'au sens des éditeurs, personne ne le lirait. Mais il se trouve que le destin a bien fait les choses. Entre-temps, certains cinéastes comme Tarantino et John Woo et d'autres jeunes réalisateurs en vogue commençaient à présenter Melville comme leur maître absolu ; l'opinion a commencé à changer. Là-dessus, il y a eu une rétrospective à la Cinémathèque Française et à partir de là, le vent a complètement tourné alors que quelques mois auparavant les gens des Cahiers du cinéma considéraient que ça ne valait pas la peine de consacrer une monographie à Melville.

    A cette époque, je souhaitais déjà consacrer un livre à René Clément, pour la même raison car il était sous- estimé en France et d'une certaine manière, il le reste encore. J'ai entrepris une monographie du même type.

    Il se trouve que le livre sur Melville a eu un succès inattendu, nommé pour deux prix littéraires, une bonne presse dans les émissions sérieuses, et il est devenu l'ouvrage de référence sur Melville !

    Là-dessus, Guy Hunebelle, le fondateur de la Revue CinémAction qui est devenue maintenant une collection, m'a proposé de diriger des ouvrages collectifs, à 24-25 ans, sur les sujets qui me plaisaient, et j'ai saisi l'occasion : c'était beaucoup trop tentant. J'ai dirigé des volumes collectifs intitulés L'univers de Joseph Losey, Fassbinder l'explosif, Visconti dans la lumière du temps...

    Mais cela étant dit, je me considère avant tout comme écrivain et romancière.

A.D. : Vous semblez avoir une boulimie de travail tout comme René Clément...

D.B. : Oh oui ! J'ai publié une vingtaine de livres en l'espace d'une quinzaine d'années, et c'est un travail continuel. Je mène d'habitude de front trois ouvrages, un roman, un livre de cinéma et puis parfois un recueil de poèmes. Je me repose d'un travail en travaillant sur d'autres choses. C'est ma façon de fonctionner (rires).

A.D. : Vous avez en commun aussi avec René Clément un regard poétique, artistique et je me demande si ce ne serait pas cet aspect qui vous a attiré dans son oeuvre ?

D.B. : Oui, j'ai toujours été sensible à l'esthétisme au cinéma ; beaucoup de grands maîtres sur lesquels j'ai écrit et j'écrirai à l'avenir sont avant tout des esthètes. Melville dans son genre est un pur esthète. Ses films, qu'il s'agisse de ses policiers les plus célèbres, ou qu'il s'agisse du Silence de la mer, son 1er long métrage ou de l'Armée des ombres dont l'action se situe aussi sous l'occupation, ces films ont pour point commun un esthétisme très prononcé, une stylisation pure. Il faut dire que j'ai une petite formation en histoire de l'art qui me rend particulièrement sensible aux beaux-arts, à la beauté des images et au travail de stylisation visuelle au cinéma. Ça peut être une stylisation exubérante, comme chez Fassbinder ou Fellini, ou bien une stylisation extrêmement épurée et élégante, comme chez Antonioni ou chez Melville. Mais dans tous les cas de figure, c'est un travail de peintre, d'une certaine manière, c'est un travail de refonte visuelle spécifique, qu'on retrouve aussi chez René Clément sous d'autres formes et d'autres tendances. Parce que René Clément est un cinéaste qui même dans ses films néo-réalistes, tel La bataille du rail, a filmé en artiste : si vous observez la composition des plans et la façon de cadrer, c'est pratiquement un travail de peintre, de graveur qui est à l'œuvre. La composition du plan, aussi naturelle qu'elle puisse paraître, est extrêmement recherchée et raffinée, et le cadrage est toujours très pensé, de façon à permettre au spectateur d'une part un point de vue objectif sur ce qui se passe et d'autre part un point de vue plus proche des personnages. C'est quelque chose qu'André Bazin avait remarqué le premier chez René Clément dans les années 40. Il disait que c'était un cinéaste qui savait, l'espace d'un seul et même plan, vous présenter, vous suggérer trois points de vue différents sur l'action. C'est quelque chose qui me passionne aussi en tant que romancière, la pluralité des points de vue et du sens, ne pas limiter les choses à une seule interprétation possible.

    Quand on travaille sur ces cinéastes-là, il y a forcément chez eux quelque chose qui correspond à votre propre recherche artistique, d'une manière ou d'une autre.

    Je suis aussi très sensible au tragique, étant mélancolique, et je pense qu'une chose qui m'a émerveillée dès mon enfance chez J.P. Melville c'est sa sensibilité douloureuse à des thèmes comme l'impossible, l'inaccessible, la perte de l'idéal et l'échec humain.

   Tout comme je suis très sensible chez René Clément à un thème que j'ai résumé par la formule « la chute des graves ». Quand on regarde ses films, on voit un leitmotiv visuel : des objets qui tombent et rebondissent ou qui se cassent, comme dans Le château de verre, ou des êtres humains qui chutent, comme dans M. Ripois. Il y a toujours quelque chose qui tombe chez lui ; il va de soi que c'est une métaphore de l'idée de chute de l'être humain et de l'éphémère de ce qui existe. Thèmes sur lesquels je travaille. Ces deux cinéastes m'ont aussi inspirée dans des personnages de romans...

A.D. : Comment expliquez-vous que René Clément ne figure pas au Panthéon des cinéastes français ?

D.B. : Il a été victime d'une cabale qui a commencé par le manifeste de Truffaut en janvier 1954 dans les Cahiers du cinéma. Il a également continué à écrire des articles assassins sur lui dans la revue Art. Chabrol a aussi pratiqué un dénigrement systématique, comme d'autres plumes de la Nouvelle Vague.

    Beaucoup de spécialistes pensent aujourd'hui que pour des raisons stratégiques, pour s'imposer et s'attirer des producteurs, il était important pour eux d'éliminer sur le plan critique, de saper la réputation des cinéastes les plus importants et actifs de l'époque.

    Clément avait eu deux Oscars du meilleur film étranger, pour Au-delà des grilles et Jeux interdits, il a reçu des prix à Cannes, à Venise, dans tous les grands festivals du monde – une trentaine de prix en vingt ans - ce qui était un cas phénoménal. Il était encore jeune, actif, il n'avait aucun mal à se faire produire même par les producteurs américains. En Italie, il avait l'image du Rosselini français et aux Etats-Unis du Hitchcock français ; il jouissait d'une grande renommée à l'étranger.

    Cela faisait beaucoup de raisons pour qu'il soit aux yeux de Truffaut et Chabrol l'homme à abattre, le rival.

Propos recueillis par Aurélie DUNOUAU