La Russie en France :

    Si la révolution bolchevique a permis au cinéma soviétique d'acquérir une renommée mondiale, elle a aussi suscité une vague d'émigration en particulier vers la France. Parmi ceux qui choisirent l'exil figuraient de nombreux artistes : écrivains, metteurs en scène, acteurs, qui se regroupèrent en février 1920 à Montreuil, rue du sergent Bobillot, près des ateliers de Méliès où, à l'initiative d'Alexandre Kamanka (qui était le fils d'un banquier fortuné) et de Noé Bloch, ils rachetèrent d'anciens studios Pathé-Zecca et créèrent une société de production appelée le ''Film Albatros''. On les appellera les Russes Blancs.

    A l'image d'une troupe, comme on dit une troupe de théâtre, ces émigrés : les réalisateurs Alexandre Volkov, Victor Tourjanski, Serge Nadedjine, Jacob Protazanov, les acteurs et actrices Yvan Mosjoukine, (première star masculine de l'histoire du cinéma) Nicolas Rimsky, Natalia Lissenko et Vera Orlova, les chefs opérateurs Feldman et Komorovski, le régisseur Goffman, le décorateur Alexandre Lochakov et bien sûr Igor Ermoliev, le producteur qui avait été responsable de l'agence moscovite du Pathé Journal et distributeur des films du Coq en Russie, étaient très proches, intellectuellement, des avant-gardistes français mais ne les côtoyaient guère et ce pour des raisons aussi simples que la méconnaissance de la langue et le sentiment exacerbé d'appartenir à une société particulière liée à une communauté de destins.

    Animés d'une intense passion, ''à la Russe'', ils ont un moment rêvés d'un vrai cinéma européen, d'un Hollywood à Montreuil !

    Un peu plus tard, ils recevront le renfort de Victor Tourjansky et son actrice vedette Nathalie Kovanko ainsi que de l'acteur Nicolas Koline. (Alexandre Khanjonkov, grand producteur russe comme le fut Ermoliev choisit, lui, l'Allemagne comme terre d'exil)

    Dans un premier temps, Ils entendent conserver leur indépendance et leur originalité en produisant des films tournés avec des acteurs russes et des réalisateurs russes. Par réaction, le milieu cinématographique français éprouve une certaine méfiance envers ces nouveaux-venus et ne fait rien pour faciliter le travail des cinéastes russes.

    Il faut comprendre également que ce qui est devenu la communauté de ''L'Albatros'' va continuer à accueillir une foule d'émigrés qui, eux, resteront totalement étrangers au monde du cinéma et dont le seul point commun est d'avoir fui la révolution bolchevique. « Tous n'avaient pas la chance d'être chauffeur de taxi ou de pouvoir acheter un restaurant » (Bella Brodskaïa, collaboratrice de Kamenka). A l'inverse, un certain nombre d'entres eux retournera en Union Soviétique pour y retrouver leur place comme ce fut le cas de Protazanov en 1924.

    Très vite Alexandre Kamenka va se rendre compte que cette autarcie créatrice dessert les artistes russes, qu'elle ne suffit pas à faire vivre la communauté et reste sans avenir. Jouant à fond la carte de la production, avec Igor Ermoliev, il va ouvrir les portes de sa société aux cinéastes français et inviter dans ses studios les grands metteurs en scène de l'avant-garde comme René clair, Jean Epstein, Abel Gance, Germaine Dulac et Marcel L'Herbier.

    Il dispose en effet d'un atout important : la présence dans son équipe du grand acteur Yvan Mosjoukine dont la popularité a depuis longtemps dépassé les frontières d'URSS et qui s'était fait connaître des critiques français avec son film : Le Brasier Ardent, remarqué et vanté par Louis Delluc, entre autres. Il va donc ''louer'' ses services.

    Dès lors leur influence fut grande sur le cinéma français tant par l'attirance qu'ils exercèrent sur les réalisateurs d'avant-garde que sur l'esthétique qui allait leur servir de fil conducteur. Outre leur apport mercantile, ils vont jouer un rôle essentiel dans l'esthétique du cinéma français des années 20. Il faut aussi se souvenir que les Ballets russes de Diaghilev ont suscités en France le goût de l'orientalisme dont les productions Albatros vont profiter en allant tourner sur la côte d'Azur ou en Afrique du Nord.

    Par ailleurs, comme leur studio était petit, les créateurs de L'Albatros allaient styliser les décors selon les tendances de l'époque et veiller à s'en servir comme éléments artistiques. Le grand décorateur de l'époque sera Ivan Lochakov qui fera utiliser par Marcel L'herbier (L'inhumaine), Jacques Feyder (L'Atlantide) ou Jean Epstein (La chute de la maison Usher) les efflorescences de l'Art Nouveau.

    Lochakov sera remplacé en 1924 par un autre immense décorateur nommé Lazare Meerson.

   Pour son premier film ''français'' L'Albatros participera donc à la production de '' Feu Mathias Pascal'' réalisé par Marcel L'Herbier d'après le roman de Luigi Pirandello avant de produire beaucoup d'autres œuvres avec d'autres grands cinéastes français : Jacques Feyder, Jean Renoir, Pierre Colombier, etc...et de devenir un élément important de la production hexagonale. Le générique du Napoléon d'Abel Gance est révélateur du formidable pôle d'énergie créatrice de ces jeunes émigrés des années 20 : Volkov et Tourjansky étaient co-réalisateurs, Benois et Lochakov décorateurs, Bourgassov assistant- opérateur, et s'y ajoutaient bien d'autres techniciens et figurants.

    Les studios de Montreuil furent détruits en 1929 et la production se poursuivit ponctuellement à Billancourt. Alexandre Kamenka poursuivit sa carrière de producteur en fondant les Films Alkam en 1947 avant d'être nommé Président d'honneur de la Cinémathèque Française et vice-président de l'IDHEC.

    Il disparut en 1969.

Alain Jacques Bonnet