La saison dernière, la Cinémathèque de Tours a diffusé Le Journal d'un curé de campagne (1951), film que Bresson réalisa avant Pickpocket (1959) et qui posa déjà les grandes réflexions du réalisateur sur le cinématographe. Avec Le journal d'un curé de campagne, Bresson inaugura notamment un procédé qu'il réutilisera maintes fois : l'écriture du moi, c'est-à-dire la tenue d'un journal intime par son personnage principal. L'ouverture de Pickpocket place immédiatement le spectateur dans cet horizon d'attente : en montrant Michel écrivant son journal, et en accompagnant l'image d'une voix-off, l'intériorité du personnage est renforcée et le spectateur comprend que le récit en ''analepse'' va être mené à la première personne.

    « Je sais que d'habitude ceux qui ont fait ces choses se taisent ou que ceux qui en parlent ne les ont pas faites. Et pourtant moi je les ai faites ».

    Ce sont sur ces paroles que s'ouvre Pickpocket, cinquième œuvre dans la filmographie du réalisateur, et pourtant « premier film de Robert Bresson » selon Louis Malle. C'est en effet ici que le cinéaste atteint le sommet, Pickpocket étant un condensé de sa théorie menée sur le cinématographe, après seize ans de recherche et de tâtonnements depuis son premier film. Le processus de simplification et de dépouillement mis en œuvre est en rupture totale avec le mélodrame qui pouvait encore être présent dans ses films précédents. Il y a toujours quelques éléments dramatiques, qui justifient l'état mental du personnage, mais on ne s'attarde pas dessus : on peut par exemple penser à la mort de la mère de Michel, interprétée par Dolly Scal. C'est la première fois que Bresson est seul crédité au scénario. Il est à l'apogée de son art. En effet, le cinéaste a réussi à parvenir à l'épuration totale de tout effet de style, ce qu'il considère comme l'aboutissement de l'application de sa théorie sur le cinématographe. Sa façon d'envisager le sujet, qui n'est qu'un simple prétexte à créer une matière cinématographique, est de moins en moins picturale et littéraire, et Bresson s'impose une documentation toujours plus précise. Les gestes de Michel, personnage principal interprété par Martin LaSalle et voleur à la tire qui tente de trouver une réponse aux questions qu'il se pose sur sa propre existence, sont parfaitement coordonnés. Comme les écrivains du Nouveau Roman, Robert Bresson remonte des objets à l'âme en séparant la main du reste du corps et en filmant les gestes d'une manière très picturale.

    Le film documente en effet avec une authenticité clinique les détails techniques de la profession de pickpocket, ainsi que les espaces dans lesquels elle s'exerce (le champ de course de l'hippodrome de Longchamp, le métro, la gare de Lyon...). L'habileté et l'audace de Michel apparentent le vol à un jeu.

    Michel répète l'exercice jusqu'à devenir un automate, de la même manière que Martin LaSalle a dû répéter les prises jusqu'à atteindre le statut de modèle. Il imite ceux qui savent le chemin, en apprenant de nouveaux tours. Cocteau parle du « ballet des mains du pickpocket », et Louis Malle de « l'érotisme du vol à la tire ». En effet, Bresson s'applique à montrer le geste dans toute sa pureté, par le biais de plans fixes sur les mouvements des mains, séparées du reste du corps. Le geste des mains du pickpocket exprime son âme sans intermédiaire expressionniste ou symbolique. Loin de toute notion de théâtralité, les mains deviennent un miroir de la conscience. Le vol est donc présenté comme un tour d'illusionniste et on s'attache à Michel qui produit pourtant devant nos yeux un acte inacceptable. Enfin, la démonstration du moyen de voler est très technique. La séquence par exemple dans la chambre lorsque Michel s'exerce sur une veste pendue sur un cintre crée dans le regard du spectateur une fascination qui suit les gestes lents et décomposés du voleur.

    L'auteur a recherché une image plate, qui refuse toute forme d'expression. On peut même parler d'ascèse cinématographique, dans la mesure où l'intériorité des personnages s'ancre dans le réel. Cette recherche de l'information pure crée finalement une communication directe avec le spectateur. Et pourtant, ce film a subi un insuccès commercial au moment de sa sortie. Bresson tend vers l'écran blanc pour uniquement retenir l'essentiel. Il observe la condition humaine et développe des thèmes qui reviennent constamment, pour exprimer la conscience des hommes : l'injustice sociale, l'incompréhension, les rapports de force, la pauvreté, la mort... et l'argent comme obsession. Les actions se sont défaites de tout artifice, et les acteurs se sont dépouillés de la moindre émotion ou expression pour devenir des « modèles ». L'économie de dialogues est d'ailleurs frappante : Bresson choisit l'absence de parole pour nous laisser observer. L'accent est volontairement mis sur les mouvements physiques du modèle.

    Pickpocket montre ainsi les gestes d'un adroit voleur à la tire mais suggère surtout les déchirements d'un homme qui a fait du vol une quête métaphysique et en devient prisonnier. La chambre de Michel devrait représenter un lieu d'intimité, et pourtant l'image qui nous est renvoyée s'apparente davantage à celle d'une cellule et le personnage le dit lui-même : « remonter dans ma chambre me faisait horreur ». Finalement, c'est presque son incarcération qui le sauve, le personnage s'ouvrant à l'amour pour échapper à l'engrenage dans lequel il s'est perdu. La transition entre son arrestation et la prison est d'ailleurs marquée par un fondu au noir, qui souligne un effacement par rapport à la vie menée auparavant. Michel se tourne vers Jeanne et vers une nouvelle existence : « Ô Jeanne, pour aller jusqu'à toi, quel chemin il m'a fallu prendre ». Ce chemin, c'est le film.

Manon Billaut.