L'adaptation littéraire dans le cinéma d'après-guerre

    Les intellectuels reviennent vers le cinéma et des noces heureuses semblent s'annoncer. Cocteau adapte pour Bresson un extrait de Jacques le fataliste de Diderot pour Les Dames du Bois de Boulogne, Giono signe un contrat se réservant l'exclusivité de l'adaptation cinématographique de son oeuvre romanesque, puis Alain Resnais sollicite Marguerite Duras (1959) et Alain Robbe-Grillet (1961) pour écrire des films. En 1954, André Bazin écrit : « le problème de l'adaptation romanesque domine l'évolution esthétique de l'après-guerre. » Et dès 1948, Alexandre Astruc avait annoncé que « le cinéma était entré dans l'âge du scénario » et que la caméra était un stylo.

    Il ne s'agit plus dans cette période de donner à voir la réalité que Zola ou Maupassant avaient offert aux lecteurs mais il s'agit de donner à entendre une voix d'auteur, de mener le spectateur à prendre la même distance à l'égard du réel que celle prise par les auteurs. En l'absence de nouvelles évolutions techniques, l'écriture cinématographique trouve une forme en voie de standardisation. Or cette tendance débouchera sur une querelle qui révolutionnera le cinéma.

    Prenons La symphonie pastorale de Jean Delannoy qui rapporte en 1946 le Grand Prix du Festival de Cannes. Le scénario et les dialogues sont signés par le tandem à succès : Jean Aurenche (élève des jésuites, beau-frère de Max Ernst, écrivain proche des surréalistes) et Pierre Bost (lequel est fils de pasteur). Depuis 1942, ils écrivent ensemble des adaptations et viennent d'écrire en 1945 Le Diable au corps pour Claude Autant-Lara.

    La transposition selon « Aurenchébost » se situe aux antipodes de la recréation de Renoir. D'abord ils cherchent à rendre un hommage au maître de la littérature et place ainsi l'adaptation dans une place secondaire et subordonnée. Il s'agit pour eux de trouver des « équivalences » en images des situations romanesques. Par ailleurs, l'histoire de Gide est mince, écrite sous la forme d'un journal intime tenu par un pasteur qui recueille dans sa famille une jeune aveugle, Gertrude (jouée par Michèle Morgan). Ils tentent de conserver le style très littéraire de l'auteur dans les dialogues. Pour rendre le déroulement complexe du temps, Delannoy inaugure un procédé, loué par la critique et voué au succès : montrer à l'écran le texte littéraire en train de s'écrire. Mais il s'agit ici plutôt d'une facilité permettant de rendre visuel le commentaire du pasteur et signifier le passage du temps. Le pasteur en effet écrit ce que le spectateur a vu, et rapidement l'accumulation des cahiers suggère le temps qui passe et prépare l'entrée de Michèle Morgan, jouant une Gertrude sortie de l'enfance. En fait, ce procédé reprend un des plus anciens procédés du cinéma muet !

    Mais l'adaptation reste impuissante à rendre l'enjeu du roman de Gide à savoir la distance prise par le narrateur (le pasteur) sur les événements vécus et rapportés. Tout cet arrière-fond de pensée, d'introspection où s'exprime la réflexion de Gide sur la morale disparaît. Delannoy déclare qu'il faut retenir « l'attention du plus paresseux de tous les publics » et il admire la façon dont Aurenche et Bost ont concilié exigence littéraire et rythme cinématographique.

    Et cela au prix d'une restructuration complète du récit. Toutes les considérations abstraites sont gommées, ils développent une intrigue amoureuse entre Piette (fille du médecin) et Jacques, le fils du pasteur, afin d'inscrire Gertrude dans une rivalité amoureuse étrangère au roman. Quant au thème religieux, il disparaît dans la lutte entre la morale du pasteur et la tentation de l'adultère. Le regard parfois grinçant de Gide sur son personnage et son couple disparaît pour faire place à l'éloge d'un héros à la hauteur duquel sa femme reconnaît ne pouvoir s'élever..

    Le film fut, dix ans plus tard, très critiqué par François Truffaut ; mais André Bazin avait reconnu des qualités dans son choix de plonger l'espace dans la neige, cette neige sur laquelle se détachent les événements et qui lui semble être l'équivalent de l'emploi du passé simple de Gide. Mais en 1951, Bresson bouleverse cette conception. La surprise créée par l'adaptation du Journal d'un curé de campagne de Bernanos conduit à un rare enthousiasme critique. Le parti pris est pourtant surprenant : refus du visuel, refus du pittoresque, sélection des passages les plus abstraits du roman. Le cinéaste vide l'écran de tout ce qui pourrait donner lieu à une contemplation. Cette neutralité est au service du texte. Les dialogues quand ils existent sont lus « recto tono », de façon inexpressive. Bresson écrit : « la réalité n'est pas le contenu descriptif intellectuel ou moral du texte mais le texte lui-même ou plus précisément son style. »

    Cette fois, le cinéma ne s'adresse pas au « plus paresseux des publics » ! Et les critiques de reconnaître ce qui manque à Delannoy : « une remarquable épuration qui rend sensible le surnaturel » (Estève) ; « les événements extérieurs se succèdent en perdant leur contour propre et s'imprègne de vie intérieure » (Sémolué) ; « l'écran vidé d'images et rendu à la littérature marque ici le triomphe du réalisme cinématographique. » (Bazin).

    André Bazin conclut en distinguant trois types d'adaptation : « quand le film vaut le livre et dans le meilleur des cas il s'y substitue, c'est le cas de Delannoy. Quand le film existe à côté du livre, c'est le cas de Renoir. Enfin quand le film construit une oeuvre à l'état second, un roman multiplié par le cinéma, c'est le cas de Bresson ».

La Querelle de la Nouvelle Vague :

    Une nouvelle génération nourrie de littérature et de cinéma va bousculer cet édifice. En 1954, François Truffaut s'attaque au cinéma français de la « tradition de la Qualité ».

    Et en 1958, il s'attaque à l'adaptation littéraire, et à Aurenche et Bost : « leur crime est simplement de transformer les romans adaptés en pièces de théâtre par le jeu adroit des situations équivalentes, du resserrement de la construction dramatique et de la simplification abusive. » Et de s'en prendre à « la pire adaptation » d'Aurenche et Bost, Le Diable au corps. Il condamne l'effacement de la première personne qui construit la narration. Il juge d'un « raffinement vicieux » la coïncidence de l'enterrement de Marthe avec le 11 novembre.

    Cette attaque met en lumière le désir de ramener le cinéma sur le terrain de la littérature. Le savoir-faire d'Aurenche et Bost est à l'image d'un cinéma qui ne se pose plus la question de l'art. Or pour ramener le cinéma dans l'espace de la création artistique, il faut repenser la relation entre littérature et cinéma. Renoncer aux équivalences revient à détacher le cinéma de sa subordination littéraire et l'obliger à travailler son propre langage, comme l'avaient fait Bresson et Renoir.

    Ce geste oblige à repenser l'adaptation et conduit à notre époque contemporaine. La question de la fidélité ne doit pas être une subordination. Elle suppose d'abord de considérer l'œuvre adaptée comme une oeuvre d'art et d'autre part considérer le cinéma comme un art. Dès lors, c'est dans la réflexion sur les choix opérés par le cinéaste que réside l'attitude juste du spectateur.

    Alors que propose Truffaut ? On sait son goût pour la littérature, la présence des livres dans ses films en témoigne. En choisissant en 1961 Jules et Jim d'Henri-Pierre Roché, il expose son goût pour le roman et milite pour sa reconnaissance. Il continuera en adaptant le second roman, Les Deux anglaises et le continent en 1971.

    Dans Jules et Jim, il mélange les images. Des images documentaires permettent de rendre compte de la Guerre. La reconstitution historique ne se fait pas par la recherche décorative, au contraire il tente de conserver toute la spontanéité et la légèreté de l'intrigue et du style (phrases courtes, peu de développement psychologique, rapidité de la narration). Le choix de la voix off narrative et nerveuse rend audible le texte et ainsi réfute l'idée qu'il y a de l'inadaptable sans équivalent cinématographique.

    Dans les Deux anglaises et le continent, Truffaut approfondit sa réflexion. D'abord le générique montre à la fois la référence à la littérature et le travail du cinéaste qui s'approprie le roman. Des couvertures du roman, puis les pages du roman et enfin les annotations du scénariste sont rendus visibles au spectateur. Une voix off commence le récit, elle semble venir du livre lui-même et suggère une continuité du roman au film.

    Puis le film ne contourne pas la forme littéraire, au contraire l'écriture, les lettres, les livres, les journaux deviennent la matière même du film. On voit les lettres s'écrire, se lire tantôt en voix off, tantôt face caméra. Cela n'empêche pas le réalisateur de trouver les images, le rythme, les décors pour raconter cette histoire de façon visuelle.

    Les acteurs jouent au plus près de leur rôle dans le roman, ils s'écrivent, se confient à leur journal. Toutes les actions sont donc doublées de cette matière littéraire que Truffaut donne à voir et à entendre. Il cherche et propose une forme cinématographique adaptée à son objet littéraire sans éviter les difficultés. Là où Aurenche et Bost avaient tout gommé de ce travail dans leur adaptation de Gide, Truffaut l'exhibe dans celle de Roché. Ce parti pris reformule la question littéraire au cinéma en faisant peser sur le réalisateur l'exigence d'une réflexion préalable sur l'art.

    On peut dire que c'est à partir de cette période que la pensée de l'adaptation trouve son fondement. Le texte littéraire offre à des cinéastes l'occasion d'approfondir leur démarche cinématographique comme Rohmer qui adapte Perceval le gallois et La Marquise d'O ; Danièle Huillet et Jean-Marie Straub adaptant Amerika de Kafka ou Othon de Corneille ; Raoul Ruiz et Le Temps retrouvé d'après Proust. Pour ceux qui les ont vus ces films marquent le spectateur par leur choix et leur parti pris. Mais une adaptation plus classique persiste et vise un large public comme Cyrano de Bergerac ou Le Hussard sur le toit de Rappeneau ou Germinal de Berry. En France particulièrement, le recours à la littérature est un signe de qualité. Alors des noces nouvelles unissent des cinéastes et des écrivains dont la collaboration fusionne roman et film : ainsi les collaborations de Louis Malle et Patrick Modiano (Lacombe Lucien), Alain Corneau et Pascal Quignard (Tous les matins du monde). Le parcours du cinéma français dans sa littérature raconte à la fois l'attachement particulier de ce pays à sa littérature, son goût pour le cinéma, l'idée que l'art doit être exigeant et du devoir de transmission des grandes oeuvres. Aujourd'hui la puissance du cinéma a renversé les rapports avec la littérature. Beaucoup de livres lorgnent déjà vers leur adaptation et leur écriture s'en modifie. Un nouveau contrat de mariage est sans doute à envisager !

Laurent Givelet