Le départ d'Henri Langlois

    1976 allait être ma dernière année d'une collaboration fructueuse avec Henri Langlois, faite de respect et d'estime de part et d'autre. Personne n'imaginait que la mort le guettait et pourtant... Henri n'avait aucune hygiène de vie. Il fumait beaucoup et mangeait énormément, sans retenue et sans discernement. Il dormait peu et passait plus de quinze heures par jour assis à visionner des films ou composer des programmations. À travers les perspectives qu'il me proposait, soirées inoubliables, festival sous l'égide des plus grands noms du cinéma, il me faisait rêver et oublier la réalité brutale qui sautait pourtant aux yeux.

    A Chaillot eurent lieu quelques soirées fabuleuses comme celles où Orson Welles venait faire des enseignements sur le cinéma où celles encore avec Jean Renoir et Roberto Rossellini.

    Renoir venait rappeler en les commentant qu'il avait signé à la fin du muet un chef d'œuvre inoubliable "Nana" et, au début du sonore, cette autre merveille "Toni".

    Rossellini faisait, quant à lui, un plaidoyer implacable sur le contenu des films au cinéma et à la télévision en ces termes : « Si les hommes du cinéma avaient pour but de mettre les gens en face des problèmes importants, le cinéma deviendrait vraiment utile ; mais en réalité, on lui donne pour but de faire passer le temps, et le cinéma n'a rien à proposer. En fait, ce qu'il propose ce sont des ersatz d'humanité et les hommes s'identifient à ces ersatz, au lieu de s'identifier aux réalités, ils finissent par être conditionnés par des abstractions, c'est un véritable crime contre l'humanité qui s'accomplit ainsi tous les jours. »

    Welles, un de ces soirs, s'était attardé sur les secrets de l'optique et on s'apercevait que celui qui disait que « la caméra n'est qu'une vile mécanique » explorait les rendus de la gamme des différents objectifs proposés par la technicité de son temps. Ces soirs-là, les gens s'entassaient dans la salle, sur la scène, dans les allées et les couloirs, et malgré tout, autant, sinon plus restaient dehors faute de places.

    Trois mois avant sa mort, Henri m'appela en me demandant de lui prendre un rendez-vous avec Jean Royer. Le ton de sa voix était grave. Le maire de Tours nous reçut dès le lendemain. Langlois lui fit part de ses difficultés financières. Il devait régler certains arriérés au plus vite comme le téléphone. Sans un mot Jean Royer sortit son carnet de chèques personnel et lui dit : « Combien ? »

    Langlois lui dit « 50.000 francs me sauveraient, ensuite la subvention du Ministère va arriver ».

    Jean Royer rédigea la somme et lui remit le chèque. Henri était ému aux larmes. Ensuite il lui fit part de l'avancée du festival des films de fin d'études et se tournant vers moi dit au maire : «Ça serait bien que pour la première année Lionel puisse aller faire une sélection sur place dans les écoles de l'Est. Je pense à Lòdz, à Budapest ; il y sera bien reçu. ». Le maire se tourna vers moi et me dit : "Revenez me voir en début de semaine, vous allez y aller avec Courson. Je m'occupe des ordres de missions ». (Serge Courson était à l'époque le Directeur des Activités Culturelles de la ville).

    J'arrivai seul à Varsovie en novembre 1976 et fut reçu et piloté d'abord par Joanna Skotchilas, brillante journaliste du cinéma polonais.

    Nous allâmes à Lòdz par le train. On aurait dit que cette ville minière vivait encore au rythme des années 30. Des bougnats vendaient encore les sacs de charbon dans les rues. Mais la grisaille de la ville fut remplacée par la lumière (sans jeu de mots) de l'école de cinéma.

    Le sympathique directeur nous reçut avec beaucoup de chaleur et nous fit visiter les bâtiments. Les équipements étaient ultra-modernes. Tout était mis à la disposition des étudiants venus du monde entier : salles de montages ultra-perfectionnées, petits théâtres de poche pour l'animation des marionnettes, studios d'enregistrement, équipements techniques avec différents types de caméras et leurs accessoires, travellings, dollys, grandes grues, salles de décors et stocks impressionnants de pellicule donnée sans compter aux étudiants.

    Les professeurs de l'école se nommaient Andrzej Wajda, Andrzej Munk, Jerzy Kawalerowicz. Les acteurs et actrices des grands films polonais, artistes d'état, étaient mis à la disposition des élèves. Il en allait de même pour les techniciens professionnels de la Cinématographie polonaise.

    A Lòdz, j'ai découvert des films qui portaient tous la "patte" de l'école : très beau travail sur le clair-obscur, les cadrages, les montages innovants, bandes sonores très riches, le tout baignant dans un surréalisme et un onirisme inhérents à cette culture de l'image. Les films de Lòdz à cette époque raflaient tous les prix dans les festivals.

    A Budapest je fus rejoint par Serge Courson. Nous nous retrouvâmes dans un restaurant typique aux sons des violons tziganes.

    Dans cette école où enseignait Miklos Jancso l'accueil fut également très chaleureux et nous fîmes la connaissance d'une très brillante jeune cinéaste : Maria Sos.

    Celle-ci devait faire partie du premier jury de notre festival à Tours avec les grands ténors que Langlois allait inviter.

    Avec les films de Lòdz et ceux de Budapest, très brillants aussi (Langlois n'avait pas suggéré d'aller là par hasard), nous étions déjà assurés d'avoir une manifestation de haute tenue au niveau du contenu.

    Début décembre 1976, Henri m'envoya Marcel Carné pour un hommage avec plusieurs films. Il était accompagné par son ombre portée Roland Lesaffre, acteur dans la plupart de ses films, chauffeur, homme à tout faire et autres services plus intimes. Jacques Petitjean, directeur de la communication de la société Primagaz, m'avait aidé financièrement pour accueillir Carné en grande pompe à Tours. Carné restait l'un des maîtres du réalisme poétique du cinéma français. Mais l'homme était devenu bien amer. Ses derniers films avaient été des échecs auprès du public et il ne trouvait plus d'argent pour créer. Il évoquait avec tristesse qu'un réalisateur comme Fellini, pour lequel il avait beaucoup d'admiration, trouve encore des budgets fastueux pour tourner "Casanova" et lui rien.

    Par la suite Jacques Petitjean fut mon sponsor attitré à la Cinémathèque de Tours jusqu'à son départ à la retraite de sa société ; c'est à dire de nombreuses années. Langlois vint à Tours pour une dernière
réunion quinze jours avant le festival. Il avait du mal à monter les marches, à respirer et il était perclus de goutte.

    Quatre jours avant la date du démarrage du festival, Mary m'appela en pleurs : « Henri est mort cette nuit....mon Dieu quel malheur ». Son enterrement eut lieu le matin même du jour de l'ouverture du festival. Selon son frère Georges-Patrick ses derniers mots auraient été : « Il faut réussir Tours ».

    J'ai déjà évoqué au début de ce récit les noms des membres du jury fastueux qu'il avait invités et dont la plupart arrivèrent à Paris pour assister à ses obsèques religieuses avant de venir pour la soirée d'ouverture. Je garde une image touchante de la messe où une bonne partie de la profession du cinéma était présente avec, au premier rang, Yves Montand, Simone Signoret et Jean Rouch effondré à côté de Mary et de Georges-Patrick. Cette image fut celle d'un jeune éphèbe au visage bouleversé qui vint poser une rose sur le cercueil et s'en alla aussitôt dans les allées, silhouette diaphane presque irréelle.

    Langlois n'était plus là et le festival se déroula sous pression. La profession du cinéma n'acceptait toujours pas qu'un festival de grande ampleur se déroule dans la ville de Jean Royer. Une équipe des Cahiers du Cinéma fut pilotée pour apporter la contestation pendant la durée du festival. Mon ami du Québec, Jean Antonin Billard, se fit, lors de certaines présentations de séances, subtiliser son micro pour faire des annonces marxistes révolutionnaires. C'était l'époque ''Mao'' aux Cahiers du Cinéma. Avec le recul, quelle dérision ! Heureusement, malgré quelques meetings haineux, le festival arriva à son terme et le jury attribua ses prix.

    Je devais m'occuper de ces Rencontres Internationales du film de fin d'études encore deux autres années puis, dégoûté des querelles intestines au sein de l'équipe culturelle de la mairie et de certains élus, je repris le chemin de mon Centre Culturel du Beffroi où je prenais encore plus mon pied.

    Autour de Jean Royer et dans son dos, des luttes de pouvoir opéraient, dictées par la jalousie et l'ambition personnelle. Histoire éternelle n'est-ce pas ! Ce que l'on peut dire c'est que ce festival que nous avons créé avec Langlois existe toujours aujourd'hui et se déroule actuellement à Poitiers, c'est-à-dire 35 ans après, d'où son utilité et son sens.

    A Chaillot Mary Meerson se retrouvait bien seule. Et les pressions de toutes parts pour s'emparer de l'œuvre de Langlois se précisèrent. Pendant les quelques années où Mary essaya de tenir le coup avec Alain Marchand à ses cotés, elle vivait 24 heures sur 24 à Chaillot dans son bureau de peur que de "bons amis" emportent des films ou des décors. Un jour elle m'implora presque de lui prendre un rendez-vous avec Jean Royer.

    Elle vint le voir, comme jadis Langlois, pour lui demander un prêt de 30.000 francs pour payer des factures urgentes et Jean Royer ressortit son carnet de chèques.

    A cette époque elle m'avait demandé d'abriter des films, des décors et une grande collection d'affiches de cinéma. Les films furent mis dans une remise bien saine du Beffroi. Il y avait là une vingtaine de Chaplin, autant de Buster Keaton et tout un lot de films rares de l'Avant Garde française et de ceux qu'on appelait "Les Primitifs" (entre 1903 et 1910). Les décors furent entreposés à l'école des Beaux-Arts de Tours. Mais ce lieu n'était guère protégé. Ironie du sort, des affiches disparurent et furent offertes récemment, plus de trente ans après, à la Cinémathèque de Tours qui porte désormais le nom d'Henri Langlois.

    La situation de la Cinémathèque française était de plus en plus fragile et un jour l'Etat s'en empara. Une liquidatrice fut nommée, Yvonne Dornès. Elle avait été pendant la guerre une amie d'Henri et fut chargée de rapatrier tout ce qui s'était évaporé dans la nature. Elle vint me voir et je rendis films et décors à la Cinémathèque. Je sus par la suite qu'elle avait remboursé Jean Royer du dernier prêt de Mary.

    Le premier Président nommé fut un ami, Jean Rouch, mais la Cinémathèque ne pouvait plus fonctionner comme avant et la bureaucratie dont Henri et Mary avaient en horreur s'installa.

    Pour ma part, je pus encore bien travailler avec Chaillot jusqu'à la mort d'Alain Marchand, survenue en 1995, qui connaissait bien les rouages de l'établissement et les cinéastes.

    Désormais Mary était seule, malade, abandonnée de tous. Très souvent le soir vers minuit elle m'appelait et passait fréquemment une heure au téléphone pour me raconter sa vie, d'abord avec Lazare Meerson puis avec Henri. Des conversations parfois pathétiques que je garde en mémoire.

    Puis un jour ce téléphone de minuit s'est tu pour toujours......

    FIN

Lionel Tardif