1 - Au temps du cinéma muet

    Lors de la soirée de présentation de la programmation de la Cinémathèque, pour la saison 2013-2014 consacrée à la musique au cinéma, nous avons eu le plaisir d'assister au spectacle donné par « Marcel et Marcelle » qui ont exécuté pour nous des morceaux célèbres de musiques de film dont nous avons repris en chœur les refrains. Soirée chaleureuse, soirée chargée d'émotion. Des images de ces films, enfouies dans nos souvenirs resurgissaient et la nostalgie n'était pas loin. C'est dire qu'il nous apparaît difficile de dissocier ces deux composantes du spectacle cinématographique que sont l'image et la musique. Vouloir comprendre ce lien fusionnel entre ces deux arts nous oblige à revisiter le passé, l'histoire même du cinéma.

    Dès ses origines, le cinématographe, comme on l'appelait alors, a fait appel aux musiciens. Pourquoi ?

    On a souvent avancé l'idée selon laquelle la musique permettait de couvrir le bruit du projecteur. D'autres ont affirmé qu'elle rythmait le défilement des images, facilitant en cela le travail des projectionnistes.

    Sans vouloir nier ces raisons invoquées, force est de constater que bien avant l'invention du cinématographe, tous les spectacles d'images animées, et cela dès le début, mais aussi ceux de magie, les pantomimes, les mélodrames, et bien d'autres encore s'accompagnaient tous de musique pour la bonne raison que dans notre expérience du réel, la vue ne peut pas être dissociée de l'ouïe. Voir sur un écran des images animées dans un silence d'aquarium est source d'inquiétude et de malaise. Nous en avons tous fait l'expérience et il est peu dire que la projection de films dits muets dans les cinémathèques, sans le son, est une aberration quand bien même Henri Langlois, malgré tout le respect que l'on doit porter à ce défenseur du cinéma et au fondateur de la Cinémathèque, y compris celle de Tours, en fût l'initiateur.

    Jusqu'en 1927, date de sortie du film d'Alan Crosland, le Chanteur de jazz, que l'on considère comme le premier film sonore, la musique est jouée en direct, pendant la projection, souvent par un pianiste situé sous l'écran, surtout dans les salles de quartier. En revanche, dans les grandes métropoles, le public a droit à des orchestres symphoniques.

    Généralement, cette musique est exécutée à partir d'arrangements de morceaux déjà existants au gré des images projetées ou de l'humeur du pianiste à l'écoute de la salle. Il arrive même que ce dernier dispose d'un répertoire défini en prévision des différentes scènes possibles (scène d'orage, de dispute, de retrouvailles...) ou pour exprimer divers sentiments (la douleur, la joie, l'amour...).

    D'ailleurs les films burlesques, un des premiers genres cinématographiques, sont découpés en séquences assez courtes qui s'enchaînent à un rythme soutenu pour tenir le spectateur en haleine. Chaque séquence est construite sur un gag et donne lieu à un accompagnement musical pré-défini. Pour aider le musicien dans sa tâche, on avait même imaginé de projeter, par surimpression, dans le bas de l'écran, une baguette de chef d'orchestre battant la mesure !

    Michel Chion, dans son livre qu'il consacre à La Musique au cinéma, nous rappelle que les premières musiques au cinéma sont jouées à l'extérieur pour attirer le client. Ainsi la première tâche assignée à la musique est celle du racolage.

    Ce n'est que progressivement que les musiciens font leur entrée dans la salle où se déroule le spectacle. Le rôle de la musique s'en trouve modifié. Il ne s'agit plus de faire la promotion du film mais de rendre possible sa projection et, depuis, pas grand chose n'a changé. Il s'agit d'obliger le spectateur à se taire et de diriger son attention en fonction de la narration. Aujourd'hui les salles de cinéma disposent d'un arsenal acoustique très sophistiqué. Il n'en était pas de même dans les baraques foraines du début du siècle précédent où le pianiste avait toutes les peines du monde à se faire respecter par un public peu habitué à fréquenter les salles de spectacle.

    Le cinéma, qui souffrait dans ses débuts d'un manque de considération, cherchait une reconnaissance de la part des classes aisées et des élites intellectuelles. Bien peu de compositeurs acceptèrent de prêter leur talent à ce nouvel art. On pense bien sûr à Camille Saint-Saëns, le premier à avoir accepté, en 1908, de composer une partition musicale pour le film, l'Assassinat du duc de Guise, qui d'ailleurs ne sera pas enregistrée à l'époque. Les raisons en sont multiples et certainement imputables à la mauvaise qualité technique dans la reproduction du son d'une part, et d'autre part à la faible portée acoustique des phonographes au cas où on aurait voulu projeter le film avec cet enregistrement, sans parler des difficultés de synchronisation.

    Il y a quelques années, la Cinémathèque de Tours projetait Cabiria de Giovanni Pastrone tourné en 1914 et que l'on considère comme le premier grand film de l'histoire du cinéma mondial. Ce film connut, à cette époque, un succès foudroyant qui impressionna D.W. Griffith, lequel en acheta une copie pour mieux l'étudier. Il fut projeté devant toutes les têtes couronnées d'Europe notamment à Londres à l'Albert Hall devant les souverains britanniques.

    Le Président des Etats-Unis demanda à le voir à la Maison Blanche. Il faut dire que la projection de ce film de plus de trois heures était accompagnée d'un orchestre symphonique et d'un chœur. La partition était écrite par Ildebrando Pizzetti qui exerça une très grande influence sur la culture musicale italienne de la première moitié du XXème siècle. Autant dire que Pastrone ou plutôt Gabriele d'Annunzio à qui on attribuait le film alors qu'il n'en avait écrit que les didascalies, le premier étant relégué à la technique, avait choisi un compositeur d'envergure. Cependant Ildebrando Pizzetti, avait exigé, par contrat, que sa musique ne fût pas exécutée par des orchestres modestes !

    De plus, en 1931, alors que Pastrone voulait sonoriser son film, il refusa qu'elle soit enregistrée. Devant ce refus, la solution fut d'enregistrer des extraits d'œuvres diverses, plus ou moins appropriées comme cela se faisait habituellement avant 1927. C'est cette version que la Cinémathèque de Tours a pu programmer. Ildebrando Pizzetti, comme bon nombre de compositeurs de cette époque, mais aussi d'écrivains refusait de considérer le cinéma comme un art. Ce n'est que bien plus tard qu'il acceptera de composer quelques musiques de films dont celle de Scipion l'Africain de Carmine Gallone (1938).

    Aujourd'hui le cinéma est considéré comme un art et la musique de film est devenue un genre musical à part entière au point de prendre son indépendance. Mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce point qui mérite de plus larges développements.

Louis d'Orazio