L'Amérique en peinture noire.

    Il semble bien que, toute sa vie, Sam Peckinpah ait poursuivi un rêve utopique qui alliait des désirs de liberté totale, de ''paradis perdu'', et grands espaces. Cette quête s'est accomplie dans la lutte et la douleur, la véhémence et l'exigence, avec l'aide constante de béquilles alcoolisées ou cocaïnées. En cela, et bien malgré lui sans doute, il pourrait représenter le portrait presque caricatural de l'intellectuel américain typique des années 60 et 70, produit des retombées politiques et économiques de la seconde guerre mondiale, à la recherche d'une légitimité, avide d'idéal, supportant mal le rôle que son pays jouait au Vietnam. (...)

    À travers cela, l'œuvre de Peckinpah est d'une lisibilité parfaite et sans ambiguïté. En effet, il collabora à l'écriture des scénarios dans la majorité de ses films (avec sa fille Sharon pour les dialogues à partir de 1972), bien souvent sans l'accord des producteurs, dans le but d'y développer ses propres thèmes et ses propres valeurs, que ce soit pour satisfaire sa passion du spectacle cinématographique ou pour exprimer dans une forme appropriée sa vision du monde, aussi pernicieux, anarchique et discutable qu'il soit. En cela il peut être qualifié d'auteur véritable. Par ailleurs, et malgré une réputation en ce cas complètement fausse, il fut extrêmement fidèle à ses chefs opérateurs : Lucien Ballard en premier lieu, qu'il découvrit sur Coups de feu dans la Sierra et avec lequel il tourna 5 films, puis John Coquillon qui l'accompagna dans ses derniers tournages sur 4 films à compter de Chiens de paille ce qui lui permit de maintenir au même degré de qualité la photo et le cadrage de ses principaux films. (...)

    Enfant de la télévision où il apprit son métier il en retira trois choses : la maîtrise parfaite de l'écriture cinématographique, le sens de la chronique narrative, et l'importance du montage dont il connaissait la force et par lequel il réussit souvent à surprendre les spectateurs et à créer ses atmosphères si fascinantes. Le ''Final Cut'', la possibilité de maîtriser le montage définitif de ses films fut à ce point primordial pour lui que sa revendication constitua la plus grosse part des conflits qu'il entretint avec ses producteurs (avec les dépassements de budget). (...)

    Il faut se souvenir que le contexte politique et social des années 60 et 70 aux Etats-Unis est profondément malsain. La guerre du Vietnam pourrit les relations entre les générations, d'autant que des idées nouvelles et surtout anarchisantes circulent dans les campus.

    Jack Kerouac est devenu une sorte de repère idéologique avec son livre sur l'errance romantique paru en 1957, Sur la route, et sa nouvelle production, Les anges vagabonds parue en 1965, fabrique la génération Beatnik. La lutte pour l'émancipation des Noirs déclenche de nombreuses émeutes, dans le nord comme dans le sud et le gouvernement ne sait y répondre que par la force. Des affrontements violents entre les communautés ont lieu à Chicago, à Newark, à Detroit (juillet 67), à New York même. Johnson a dû faire intervenir l'armée à plusieurs reprises. John F. Kennedy, Robert Kennedy et Martin Luther King sont assassinés.

    En ce qui concerne le cinéma, quelques valeurs sont sérieusement bousculées. Les grands maîtres venus du muet sont morts ou en fin de carrière. Ils produisent leurs dernières œuvres dans une indifférence polie (Milliardaire d'un jour de Frank Capra en 1961, La charge de la 8ème brigade de Raoul Walsh et Métaphore de King Vidor en 1964, Les Héros de Telemark d'Anthony Mann en 1965, Seven Women de John Ford en 1966, On n'achète pas le silence de William Wyler et Rio Lobo de Howard Hawks en 1970, Le limier de Joseph Mankiewicz en 1972, Complot de famille d'Alfred Hitchcock en 1975...) et leurs successeurs piétinent.

    Plusieurs événements vont, de plus, venir perturber le microcosme cinématographique, abolir les cadres dans lesquels il prospérait et modifier techniquement les modes opératoires. C'est en 1960 que les grandes compagnies d'Hollywood vont se ''débarrasser'' des droits sur plus de 10 000 films en les cédant aux chaînes de télévision pour alimenter leurs programmes. Les responsables des ''Majors'' estimaient ces films dépassés (comme ils l'avaient déjà fait pour les muets) en oubliant qu'ils apportaient la nourriture quotidienne des chaînes et comblaient ainsi les ''temps de pensée'' disponibles des spectateurs. Les conséquences vont se faire sentir très rapidement et en 1962 ces grands studios vont très mal : la Fox ferme ses portes cette année-là, peu de temps avant Universal et Paramount. Alors, pour concurrencer le nouveau médium encore prisonnier du petit format et retrouver un second souffle, les ''conglomérats d'affaires'' qui les ont rachetés vont se lancer, d'une part, dans des superproductions onéreuses : comédies musicales et familiales à grand spectacle : My Fair Lady, West Side Story, La mélodie du bonheur, reconstitutions historiques plus ou moins fantaisistes : Cléopatre, Le Cid, Le Roi des Rois, Barrabas, Spartacus, Le jour le plus long, des westerns aux nombreux figurants : Alamo, La conquête de l'Ouest, et d'autre part, pour attirer de nouveau le public adulte, dans une surenchère de sexe et de violence. Le code Hays sera définitivement aboli en 1968 et remplacé par la cotation MPAA mais il était déjà sérieusement mis à mal depuis 1960.

    Si des westerns continuent à être tournés, il est dans l'air du temps de reconsidérer les héros traditionnels du Far-West et de revoir leur histoire, souvent avec ironie (Quatre du Texas de Robert Aldrich en 1963 ou Little Big Man d'Arthur Penn en 1970), parfois avec amertume (L'homme qui tua Liberty Valence et Les Cheyennes de John Ford respectivement en 1961 et en 1964). La vision romanesque de la conquête de l'Ouest est remise en cause et cède la place à recherche d'authenticité par une représentation critique des agissements primitifs des pionniers (Les chasseurs de Scalps de Sydney Pollack en 1968, Le convoi sauvage de Richard Sarafian en 1971).

    D'autre part, les westerns fabriqués en Italie qui occupent les marchés européens et concurrencent sur ces marchés les productions US, ont propagé l'image d'un Far-West bien dérisoire où les anciennes valeurs sont remises en question et où l'attirail du cow-boy n'est plus ni beau ni chevaleresque.

    Il sera donc revu et corrigé pour coller à l'air du temps. On tente d'approcher un aspect plus documentaire sur ce monde de la conquête de l'Ouest. On rappelle qu'on n'y portait pas un six coups lourd et trop encombrant sur un cheval ; que pour toucher un homme avec une telle arme, il fallait être prêt de lui car le colt était imprécis et difficile à manier et qu'il valait mieux faire feu le bras tendu en visant le torse ; s'il fallait tuer mieux valait la carabine et l'embuscade (voir la mort de Billy le Kid) ; les villes sont sales et boueuses ; l'Indien est revalorisé suite à la dernière guerre et n'est plus le sauvage sanguinaire ; les grands aventuriers médiatisés par la presse du XIXème siècle sont à présent considérés comme des ganaches orgueilleuses (Custer) des imbéciles primaires (Buffalo Bill) des gangsters sans scrupules (Wyatt Harp), des arrivistes traîtres (Pat Garrett) ou des paysans individualistes (Jesse James).

    Dans cette évolution du genre, Sam Peckinpah va jouer un rôle fondamental et y imprimer une marque indélébile. Ce grand pervertisseur de mythe va jouer de son sens de la subversion et parvenir à donner de tout ce courant une représentation à figure réaliste mais en conservant respectueusement la symbolique profonde des grands espaces et des figures qui s'y meuvent. Son apport sur le fond se trouve dans la justesse psychologique de ses protagonistes et pour la forme de l'imagerie, inspirée des grands photographes du Far West : Mathew Brady (1823-1896), Timothy O'Sullivan (1840-1882), Alexander Gardner (1821-1882), Edward S. Curtis, Carl Moon. Ses histoires s'appuient parfois sur les croyances populaires, comme par exemple pour bâtir le scénario de Pat Garrett et Billy le Kid, où il part d'une légende qui veut que Garrett ne tue pas Billy mais un obscur inconnu qu'il défigura ensuite afin de le rendre méconnaissable et permettre à son ancien ami de gagner le Mexique avec sa compagne (C'est le thème du film Le Banni de Howard Hawks et Howard Hugues). (...)

    Bien sûr, il transformera cette conclusion trop romantique en imposant une forme transitoire, passerelle entre l'idéalisme des années 50 et le réalisme des années 80.

    (...)

    Le cinéma de Peckinpah est par essence un cinéma de western. C'est ce monde là qui l'intéresse, qui est un univers créatif et dont il va se servir pour y exprimer la désillusion, la soif de rébellion et la violence du désespoir. C'est le Far-West qui l'occupe, ce sont les pionniers qui lui semblent dignes d'intérêt et c'est leur tragédie qu'il va constamment évoquer. Les sujets contemporains qu'il sera amené à traiter ne lui serviront que de toile de fond et obéiront aux règles du western, aux schémas du western, reprenant les comportements brutaux des aventuriers de la grande plaine. (Certains critiques les qualifièrent de ''westerns clandestins'').

    Cette époque, il le sait bien, a disparu, et ses films vont toujours évoquer un temps où le meilleur est déjà passé, et évoquer en contrepoint une autre époque d'avant film dont il regrette le caractère certes sauvage et violent, mais remarquablement libre et passionné. Ses personnages, quelle que soit l'actualité de leurs actions, vont se mouvoir dans un univers en pleine mutation, où la liberté individuelle est constamment réduite, et où la contrainte sociale a pris le pas sur l'aventure individuelle. Ils seront les messagers moribonds de valeurs personnelles profondément individualistes. Il se servira pour cela d'une mise en scène souvent baroque, toujours un peu convulsive, très inventive où il utilisera toutes les ressources techniques qu'offre le cinéma pour imprimer un rythme personnel et échapper ainsi à un classicisme vieillissant.

    Peut-être est-ce à l'image de sa propre dépendance, mais il sera, plus encore que John Huston qu'il admirait beaucoup, le cinéaste des ''losers''. Il les peignit fatigués, perdus d'avance, marchant vers leur funeste destin avec l'assurance désespérée du gladiateur condamné car il n'y a de gloire que dans les actions désespérées (Coups de feu dans la Sierra, La horde sauvage, Pat Garrett et Billy Le Kid, Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia et aussi Croix de fer et Osterman Week-end).

    « Mes personnages sont battus d'avance, disait-il, ce qui est l'un des éléments primordiaux de la vraie tragédie. Ils ont pris depuis longtemps des accommodements avec la mort et la défaite, alors il ne reste plus rien à perdre. Ils n'ont aucune façade, ils ne leur reste plus une illusion, aussi représentent-ils l'aventure la plus désintéressée, celle dont on ne tire aucun profit sinon la pure satisfaction de vivre encore ».

    Alors, ils vont s'appuyer sur des valeurs à contre-courant telles que la défense du territoire (Chiens de paille, Osterman Week-end), la remise en cause des fausses valeurs ancestrales et romanesques au profit d'un réalisme pragmatique et cynique (Coups de feu dans la Sierra, Pat Garrett et Billy le Kid), le nihilisme spirituel (Le guet-apens, La horde sauvage), la lutte sans merci contre un carcan légal et moral, restrictif et clos (Un nommé Cable Hogue, Le convoi) et seront souvent amenés à une conduite suicidaire (Major Dundee, Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia, Croix de fer) ! Chacun des films de Peckinpah reprend, en les mêlant et en les adaptant aux différentes époques, ces différents cheminements dramatiques récurrents.

    Ils sont aussi impitoyablement seuls face au monde, souvent réduit à se mêler pour survivre à des fratries douteuses (New Mexico, Major Dundee, La horde sauvage, Chiens de paille, Tueur d'élite, Osterman Week-end) en se résignant à ce que le mal vienne de leur propre camp, bien plus que de l'extérieur.

    Parabole fondamentale sur la situation des Etats-Unis en 1970 !

    « L'action sans personnage n'a aucun sens » disait Peckinpah, et c'est toujours autour d'eux que va bouger dans une aura ''crépusculaire'' un décor primitif qui, régi par des lois ancestrales, oblige à puiser au plus profond de l'être humain les justifications mêmes de sa survivance, selon les règles d'une destinée individuelle impitoyable aussi dépourvue d'aspect religieux que de fondements tribaux. C'est de grandeur personnelle dont il est question, de comptes à rendre à soi-même !

    Sam Peckinpah est en cela un cinéaste de la démesure et du chaos donnant la priorité absolue à l'image sur le dialogue, au mouvement sur l'introspection, au personnage sur l'histoire elle-même. Mais aucune complexité n'apparaît. Les préoccupations des personnages, leur avenir dramatique, se décryptent au travers d'une pose, d'une manière de boire un whisky, de s'asseoir sur un cheval ou dans une voiture, de séduire une femme. Et c'est souvent au travers de digressions que se distinguent les nuances. Leur usage lui permet d'introduire dans la plus sombre des tragédies quelques parcelles d'humour simple (Coups de feu dans la Sierra, Un nommé Cable Hogue...) des actions secondaires presque parodiques (la très hitchcockienne séquence du train dans Le Guet-apens...), des paraboles politiques (Croix de fer, Osterman week-end...) et d'évoquer des contextes sociaux (Chiens de paille, Junior Bonner, Pat Garrett et Billy le Kid).

    Le monde de Peckinpah est indifférent au sort des hommes et à fortiori des victimes. L'être humain qui y évolue sera donc profondément individualiste mais il n'est pas pour autant destiné à survivre.

    Il est irrémédiablement amené à justifier son existence par sa perte même, avec un comportement qui constitue pour lui, l'unique façon de préserver sa dignité et son estime propre (Coups de feu dans la Sierra, Major Dundee, La horde sauvage, Croix de fer). S'il est encore debout suite à une entreprise désespérée, il reste en un état si lamentable qu'on ne peut plus guère lui prédire d'avenir (Major Dundée, Chiens de paille, Junior Bonner, Tueur d'élite), quant il n'est pas éliminé par accident, victime du destin (Un nommé Cable Hogue). Sur les 14 films tournés, 3 seulement connaissent des fins relativement heureuses : son premier long métrage, New Mexico, Le guet-apens, produit et interprété par Steve McQueen - vedette oblige- et Le convoi, sa réalisation la moins personnelle.

    Mais avec ce purgatoire terrestre, il faut bien faire exister un paradis. Il ne pourra se situer que hors-frontière, au-delà de la prairie encastrée et, pour Peckinpah, ce sera le Mexique, havre de paix illusoire, symbole d'une joie de vivre simple, d'une nature somme toute précolombienne où alcool et femmes se partagent (La horde sauvage, Le Guet-apens, Pat Garrett et Billy le Kid, Tueur d'élite). Toutefois, ce territoire bucolique recèle aussi de grands dangers lorsque y surgissent les forces mauvaises, représentation de la société policée et répressive, armées de toutes natures ou agents plus ou moins secrets au service des puissants (Major Dundee, La horde sauvage, apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia, Pat Garrett et Billy le Kid).

    La vie et les films se confondent : le salut passe par le Mexique (il manifestera l'intention de s'y installer à plusieurs reprises et la plus fidèle de ses compagnes, Begonia Palacio, vers laquelle il ne cessa de revenir, était elle-même mexicaine). Mais n'oublions pas que cette recherche de vérité exotique est aussi un des clichés de l'époque. (Lire le livre de Carlos Casteneda sur la mystique Yaqui, L'herbe du diable et la petite fumée, qui est un best-seller en 1968).

    '' Bloody Sam'' comme l'avait surnommé Fine Marshall dans une biographie hélas non traduite en Français, fut essentiellement considéré comme ''le'' cinéaste de la violence. En fait si celle-ci est exacerbée dans La horde Sauvage ou Chiens de paille, elle apparaît beaucoup plus discrète dans le reste de l'œuvre. Mais elle reste toujours omniprésente et quand on comprend combien il fut le reflet de son temps, il ne pouvait en être autrement.

    Car c'est l'Amérique entière qui est violente, à un point qu'on imagine mal en France.

Alain Jacques Bonnet
(Suite dans Cinefil N° 29)