2 - Musique d'écran ou musique de fosse

    Dès 1927, à la sortie du premier film « parlant », Le Chanteur de Jazz d'Alan Crosland, les réalisateurs, les producteurs vont se poser la question de la place et du rôle de la musique dans un film.

    Dans la période du « muet », la musique couvre la totalité d'un film. À partir du moment où le son est accolé à l'image sur la pellicule, le besoin se fait sentir d'enregistrer des musiques très courtes en fonction du montage, de la longueur des plans. Ainsi, par exemple, on pourra demander aux musiciens de composer un morceau de 20 secondes pour traduire un sentiment d'angoisse. Dans un premier temps, la musique va être soumise aux besoins de l'image pour rapidement prendre son indépendance. Un nouveau métier va naître, compositeur de musiques de film et de très nombreux musiciens allemands, chassés par le nazisme vont trouver du travail à Hollywood. Cela n'est pas sans conséquence puisque la musique de film sera pour longtemps d'essence allemande et symphonique. L'exemple le plus célèbre est celui de Max Steiner, le compositeur de Autant en emporte le vent.

 

    Dans ce nouveau rapport que la musique va devoir entretenir avec l'image, on peut distinguer deux types. On parlera de musique d'écran lorsque la source musicale appartient à l'histoire racontée qu'elle soit « in » ou « hors champ » c'est-à-dire montrée ou suggérée. En revanche on parlera de musique de fosse, par analogie à l'opéra, lorsque la source musicale est « off », c'est-à-dire qu'elle relève de la narration et donc n'appartient pas à l'histoire racontée.

    On voit alors que l'écran cinématographique qui marque la frontière entre l'univers de l'histoire et la réalité de la salle de spectacle, trace une séparation entre ces deux types de musique. La transgression a toujours été une tentation vers laquelle pousse tout acte de création et donc quelques rares réalisateurs, dès le début, vont se jouer de la rigidité de ces codes et parmi eux, Jean Vigo.

    En 1934, Jean Vigo réalise L'Atalante qui sortira d'abord sous le titre, Le Chaland qui passe avec une musique de Maurice Jaubert qui collaborera également, par la suite, avec René Clair, Anatole Litvak, Marcel Carné, Julien Duvivier, avant de disparaître en 1940, tué sur le front. Sa conception de la musique de film peut être qualifiée d'avant-gardiste puisque dès 1936 il affirmait que son rôle n'était pas « de nous expliquer les images mais de leur ajouter une résonance de nature spécifiquement dissemblable »

    Cette modernité on peut la vérifier dans un passage précis du film de Jean Vigo. L'Atalante raconte l'histoire d'un marinier, Jean, interprété par Jean Dasté, qui vit sur sa péniche avec le Père Jules, interprété par Michel Simon et un jeune mousse.

    Il se marie avec Juliette, interprétée par Dita Parlo qui rêve de voyages. Mais la vie sur une péniche est bien ennuyeuse et ne peut satisfaire la jeune épouse qui rêve de Paris. À l'occasion d'une escale dans un port marchand de la région parisienne, Juliette quitte la péniche discrètement pour aller découvrir les charmes de la capitale. Jean est désespéré et n'est plus à même de s'intéresser à quoi que ce soit. Il ne pense qu'à Juliette qu'il veut retrouver. Le Père Jules ne parvient pas à distraire Jean qui finit par plonger sa tête dans un seau d'eau et sortir, hagard, de la cabine. Troublé, le Père Jules veut faire fonctionner son vieux phonographe.

    À ce moment-là, Jean Vigo et Maurice Jaubert se livrent à un premier jeu sur la musique d'écran. Le Père Jules, en passant son doigt sur le disque, s'aperçoit qu'il obtient de la musique. Il répète plusieurs fois son geste avant de s'apercevoir, furieux, qu'il était abusé par le mousse, lequel, hors champ, jouait de l'accordéon.

    Le phonographe fonctionnant, on entend alors la musique du Chaland qui passe, composée par Maurice Jaubert. Le montage alterne les plans sur la cabine, sous l'eau dans laquelle s'est jeté Jean et enfin sur le pont où les deux hommes restés à bord tentent vainement d'apercevoir leur patron qui « s'est foutu à l'eau ».

    La musique du phonographe accompagne Jean qui cherche « les yeux ouverts » la femme qu'il aime et qu'il retrouve sous l'eau. Les deux jeunes gens dans un jeu de surimpressions, s'enlacent et s'offrent l'un à l'autre. La musique de Maurice Jaubert, en changeant de statut, de musique d'écran devenant dans la continuité, musique de fosse, donne à cette séquence, qui initialement devait être silencieuse, une dimension onirique, surréelle. La musique de fosse se poursuit sur des images tournées sur le pont au moment où Jean, sorti de l'eau rejoint le Père Jules et le mousse. Les trois hommes rentrent dans la cabine où nous retrouvons le phonographe qui continue à jouer le même morceau. La musique de fosse redevient alors musique d'écran.

    On mesure toute la modernité du cinéma de Jean Vigo. En jouant avec le spectateur, il s'affranchit de la rigidité des codes d'un cinéma qui à l'époque se devait de bien délimiter les espaces sonores pour faire entendre uniquement des sons à identification et à localisation aisées.

    Si Jean Vigo part d'une musique d'écran pour en faire une musique de fosse, Patrice Leconte, dans Monsieur Hire emprunte le chemin inverse. Il adapte en 1989, le roman de Georges Simenon, Les fiançailles de Monsieur Hire. Il prend quelques libertés avec le roman, gomme au passage l'origine israélite du personnage et le réduit à sa marginalité.

    Monsieur Hire, incarné par Michel Blanc, se plait à épier de sa fenêtre, sa voisine d'en face, Alice, interprétée par Sandrine Bonnaire alors que dans le quartier s'est produit le meurtre d'une jeune fille, meurtre dont la population recherche l'auteur. Patrice Leconte dessine deux espaces qui se font face :

    - un espace féminin aux couleurs chaudes, aux lignes horizontales, où Alice, ignorant tout se dévêt dans sa chambre éclairée et se met au lit.

    - un espace masculin aux couleurs froides, aux lignes verticales, où Monsieur Hire dont on ne voit que la tête observe sa voisine, plongé dans l'obscurité.

    À un espace de vie s'oppose un espace de mort.

    La caméra s'attarde sur Michel Blanc. Le spectateur est invité à regarder ''Monsieur Hire regardant'' et non la personne regardée, Alice. La mise en scène, les jeux de lumière et d'ombre, renvoient à la figure de Nosferatu de Murnau. On entend en musique de fosse un morceau de musique classique.

    La scène dure. Alice au lit consulte un livre d'images sur l'Égypte et finit par éteindre sa lampe. Alors Monsieur Hire s'écarte de sa fenêtre et lève le bras du tourne-disque d'où provenait la musique que l'on entend pendant toute la séquence.

    Ainsi ce que nous avions pris pour une musique de fosse était en fait une musique d'écran.

    Par ce jeu sur les codes, Patrice Leconte complète le portrait de son personnage qui éprouve le besoin de ritualiser ses scènes de voyeurisme.

    En se posant la question de la provenance de la musique au cinéma, ces réalisateurs, Jean Vigo, Patrice Leconte pour ne reprendre que les exemples cités, ne se contentent pas de la place réductrice qu'on a voulu lui assigner au début du cinéma, à savoir celle d'illustrer, d'appuyer la mise en scène et les images projetées mais soulignent son rôle déterminant dans l'écriture même d'un film.

Louis D'Orazio