A propos de la musique de fosse (*)

Parce qu'elle passe souvent inaperçue, la musique de fosse est employée au cinéma comme une marque de ponctuation entre deux séquences ou pour accompagner des plans de coupe, laissant ainsi respirer le récit. La narration gagne alors en fluidité. Dans le Jour se lève, de Marcel Carné la musique qui accompagne les nombreux flash-back relance chaque fois le récit rétrospectif en le dramatisant. C' est pourquoi on peut dire que la musique joue un rôle important dans la narration, c'est-à-dire dans la manière selon laquelle le réalisateur conduit son récit.

Parce qu'elle passe souvent inaperçue, la musique de fosse est employée au cinéma comme une marqueDans La Nuit du chasseur, Charles Laughton, s'appuyant sur la partition musicale de Walter Schuman, a recours à un montage dialectique dans la séquence au cours de laquelle le pasteur Harry Powel, interprété par Robert Mitchum, s'introduit dans la famille Harper. Cet ancien compagnon de cellule de Ben Harper, condamné à mort pour le vol de 10 000 dollars et le meurtre de deux personnes, se rend chez les Harper pour savoir où est caché le butin du vol, jamais retrouvé. Le montage alterne des plans en extérieur nuit, d'un train filmé en forte contre-plongée et dont le bruit est amplifié par une musique expressionniste qui dramatise exagérément les images montrées, avec des plans en intérieur jour sur deux femmes dont l'une est Willa Harper, la veuve de Ben Harper. La caméra les filme à hauteur des yeux et nous les montre en train de cuisiner. Une musique mélodique les accompagne. Ce montage alterné, figure habituelle pour signifier la simultanéité des actions n'est là, dans cette séquence, que pour mettre en relation, dans une opposition entre le bien et le mal, la future victime avec son bourreau. En effet le pasteur Harry Powel, pour mieux arriver à ses fins, épousera la veuve de son ancien compagnon de cellule, pour la faire disparaître par la suite.

Parce qu'elle passe souvent inaperçue, la musique de fosse est employée au cinéma comme une marqueCette même musique mélodieuse accompagne le plan suivant sur les deux enfants John et Pearl Harper, filmés en intérieur nuit, lorsque brutalement la musique dramatique qui accompagnait l'image du train, vient la recouvrir. Dans un effet d'un expressionnisme des plus connotés, l'ombre du pasteur vient se superposer à celle de la croisée de la fenêtre pour envahir la chambre des deux enfants. On pense bien évidemment à M. Le Maudit de Fritz Lang et à Scarface de Howard Hawks. Le mal fait irruption dans cet univers fragile de la veuve et de ses deux jeunes enfants.

La musique les désigne comme futures victimes d'un escroc qui s'apprête à les anéantir. Alors, le spectateur, ainsi informé, en est réduit à subir cette angoisse, ressort déterminant de la narration au cinéma.

Cette musique dramatique et expressionniste envahit l'espace sonore du film au fur et à mesure que le pasteur prend possession des lieux. Elle joue alors le rôle d'un leitmotiv qui, dans un rapport pavlovien annonce et accompagne le personnage dangereux.

L'utilisation du leitmotiv, emprunté à la musique allemande – rappelons à cet effet l'arrivée massive de musiciens allemands à Hollywood fuyant le nazisme – est une des caractéristiques du cinéma d'Alfred Hitchcock dont Bernard Hermann fut pendant longtemps le compositeur attitré. Ainsi dans Psychose, film de 1960, Marion Crane, une employée d'une agence immobilière, interprétée par Janet Leigh, s'enfuit avec les 40000 dollars que son directeur lui avait demandé de porter à la banque. Alors qu'elle est chez elle, dans sa chambre, en train de faire sa valise, la caméra s'attarde sur elle. Son regard se porte tour à tour sur les vêtements qu'elle doit emporter, sur la valise ouverte sur le lit et sur la liasse de billets de banque déposée juste à côté. Trois notes musicales, des cordes, accompagnent les images. La répétition lancinante de ces notes, aux coups d'archet appuyés, dramatisent la situation.

Plus tard, Marion Crane, au volant de sa voiture a subitement le sentiment d'être suivie. Elle décide alors de changer de voiture et s'arrête dans un garage. Son choix s'arrête très vite sur un modèle et n'en discute même pas le prix ce qui a pour effet d'intriguer le vendeur. Elle se réfugie dans les toilettes du garage pour extraire de la liasse de billets les 700 dollars dont elle a besoin. C'est alors que l'on entend la même musique qui joue le rôle d'un leitmotiv puisque associé à l'image de l'argent donc du vol.

Une fois repartie, une pluie violente l'oblige à trouver refuge dans un motel tenu par un jeune homme étrange, Norman Bates qui vit là seul avec sa mère. Marion Crane s'installe dans sa chambre et cherche un endroit où cacher l'argent. Le même leitmotiv, avec variations se fait entendre.

    On comprend alors que ce choix musical, à forte connotation dramatique participe de la stratégie narrative d'Alfred Hitchcock.

La musique donne de l'importance à cet argent et ce d'autant plus qu'elle s'appuie sur les actions qui s'enchaînent : vol de l'argent, fuite de Marion Crane, achat d'une nouvelle voiture, arrivée dans le motel. Le spectateur est comme absorbé par la fugue du personnage et dans une stratégie qui appartient à l'art du suspense, il en vient à se demander quand et où celui-ci va finir par se faire prendre, voire à redouter cette issue.

Il est évident qu'Alfred Hitchcock s'ingénie à aiguiller son spectateur sur une fausse piste puisqu'il fait disparaître précocement son personnage alors même qu'il est interprété par la vedette féminine du film. Si Charles Laughton guide le spectateur par le choix du leitmotiv qui vient se substituer au bonimenteur commentant les images au début du cinéma Hitchcock se joue de lui, use de ses nerfs pour mieux le surprendre. Ce ne sont pas les acteurs qu'Alfred Hitchcock dirige, mais les spectateurs.

A ce cinéma qui dicte aux spectateurs leurs réactions, qui guide leurs émotions, s'oppose un cinéma qui accorde à ce dernier une plus large liberté d'interprétation. Si chez certains réalisateurs la musique est au service de l'image, chez d'autres il appartient aux spectateurs de trouver la correspondance qui les unit ou les oppose.

Dans Dead Man de Jim Jarmush, la musique composée par Neil Young, vient au secours de la représentation du temps. Nous sommes au début du film, en 1870, et nous suivons un jeune homme à l'apparence naïve, William Blake interprété par Johnny Depp, qui doit se rendre en train sur la Côte Ouest pour prendre un poste de comptable dans une entreprise.

Le voyage est long et monotone depuis Cleveland ! Régulièrement, la camera de Jim Jarmush rompt la monotonie du trajet par des plans de coupe sur les roues de la locomotive. On entend alors, comme un leitmotiv, les timbres d'une musique électronique qui se fondent avec les bruits de la machine. Jim Jarmush a recours à un procédé classique qui consiste à utiliser la musique pour étirer en quelque sorte la temporalité et restituer la durée d'un voyage qui n'en finit pas.

Mais pourquoi ne pas avoir choisi une musique bien ancrée dans la réalité du Grand Ouest, au XIXème siècle ? Cet anachronisme crée une distorsion rythmique qui perturbe le sens des images. Le spectateur, surpris, en vient à se demander où ce jeune homme va-t-il mettre les pieds. La suite de l'histoire viendra confirmer ses appréhensions.

Si Jim Jarmush souligne d'une manière aussi évidente la perturbation que la musique de fosse peut introduire dans la continuité des images, chez Stanley Kubrick le même procédé se fait plus discret mais tout aussi signifiant à une différence près, c'est que la musique chez lui préexiste toujours à l'image d'où son recours à des œuvres classiques dans chacun de ses films. Rappelons par exemple l'utilisation de l'opus 100 de Schubert pour son film, Barry Lindon. Dans Shining, le montage est calqué sur la musique comme nous le montre une séquence emblématique de ce film où Danny, l'enfant du couple Torrance parcourt le couloir de l'hôtel désert avec son tricycle. Le bruit des roues est ''musicalisé'', tantôt amplifié lorsqu'il roule sur le parquet tantôt amorti par les tapis. Dans ce travelling en plan séquence, la musique est synchrone avec l'image. Elle atténue ainsi la frontière entre la réalité et le fantastique que Kubrick s'applique à effacer tout au long de son film.

Dans ces rapports entre musique de fosse et image, tout n'est qu'une affaire de distance. La musique doit-elle être au service de l'illusion ou doit-elle creuser cette distanciation nécessaire pour que le spectateur ne perde pas de vue qu'il est au cinéma et que l'image n'est qu'une représentation hallucinée de la réalité ? On comprend alors pourquoi la musique s'imposa dès les débuts du cinéma.

Louis D'Orazio

(*) Musique de fond extérieure à l'histoire racontée (Cinéfil N° 28)