Forman et Polanski : Ces cinéastes qui ont traversé le rideau de fer.

    À l'heure où la Cinémathèque va présenter quelques uns des premiers films de Milos Forman en ce début d'année 2014, il n'est sans doute pas inutile de revenir sur l'une de ses caractéristiques majeures, qu'il partage d'ailleurs avec Roman Polanski, celle d'être un réalisateur né en Europe de l'Est, ayant commencé un début de carrière par-delà le rideau de fer... et de l'avoir continué aux États-unis, et en Europe pour Polanski.

    En 2008 lors des Rendez-vous de l'Histoire de Blois consacrés aux Européens, une conférence tenue par des historiens spécialistes de l'Europe de l'Est brisait les idées reçues que l'on a trop longtemps véhiculées sur cet espace : celle d'une Europe de l'Est où toute évolution aurait été figée en 1945 alors qu'elle connaissait, à son rythme, les mêmes évolutions socio-économiques et socioculturelles qu'en Europe de l'Ouest ; celle d'un rideau de fer inébranlable qui aurait empêché toutes relations entre les deux Europe alors que la réalité est plus complexe... L'histoire du cinéma et notamment l'histoire de Milos Forman et de Roman Polanski, illustre particulièrement bien ce dernier thème.

Une jeunesse au sein d'une Europe de L'Est meurtrie par la guerre et la barbarie.

    Milos Forman et Roman Polanski sont tous deux aujourd'hui des octogénaires (81 ans pour Milos Forman, 80 ans pour Polanski cette année). Forman est né en Tchécoslovaquie à Caslav (aujourd'hui en République tchèque), Polanski est né à Paris de parents polonais, mais retourne dès l'âge de quatre ans en Pologne, à Cracovie, et toute sa formation de cinéaste se fera au sein de ce pays. Ils sont tous deux d'origine juive et seront profondément marqués par la domination nazie sur l'Europe de L'Est. Les parents de Milos Forman meurent à Auschwitz et le jeune Milos recueilli clandestinement par de proches parents échappera à un sort aussi funeste. Roman Polanski, quant à lui, perdra sa mère elle aussi déportée, et survira, seul, misérablement, au sein du ghetto de Cracovie ; il ne retrouvera son père, qu'il croyait disparu, qu'en 1945. Ces deux cinéastes ont connu le même traumatisme d'une Europe à feu et à sang, soumise à la domination inique du plus fort. Le goût de la révolte face à l'ordre établi, qui traverse toute l'œuvre de Forman, provient peut-être de là ; l'atmosphère du huis-clos et d'enfermement, thème souvent très présent dans les films de Polanski (Le couteau dans l'eau, Rosemary's Baby, La jeune fille et la mort, Carnage etc..) est aussi sans doute la transposition inconsciente ou consciente des traumatismes d'une jeunesse marquée par l'enfermement et la peur. Le pianiste de Polanski en 2002 retracera plus explicitement encore les conditions de vie au sein du ghetto de Cracovie.

Un début de carrière au sein des démocraties populaires.

    Tous deux entreprennent des études de cinéma : Milos Forman au sein de la FAMU, célèbre école de cinéma de Prague ; Polanski après avoir entrepris de façon éphémère des études d'électronique se tourne vers l'art et le cinéma, et entre en 1954 au sein de l'institut de cinéma de Lodz. Leurs premières réalisations au début des années 60 (un peu plus tôt pour Polanski) se font donc au sein du système socialiste et sont censées s'inscrire dans une culture socialiste marquée par des théories de l'art très précises, notamment celle du réalisme socialiste. Durant cette période Milos Forman réalisera L'as de pique, Les amours d'une blonde, Au feu les pompiers (la Cinémathèque de Tours nous permettra justement de voir certains de ces films, assez peu montrés, de cette période tchécoslovaque). Polanski réalisera quelques courts métrages dont notamment le Gros et le maigre, Les mammifères » (ce dernier court-métrage recevra d'ailleurs le grand prix des Journées internationales du court-métrage de Tours en 1962) ; mais aussi toujours dans sa période polonaise en 1962 un premier long métrage Le couteau dans l'eau.

    Déjà dans ces œuvres Forman et Polanski s'affranchissent des normes prescrites du réalisme socialiste, leur style, leur thème de prédilection apparaissent : le sentiment de l'enfermement, l'aliénation sociale, l'exaltation des figures iconoclastes (l'on pensera par exemple à la lecture d'Amadeus de Forman (une réalisation certes postérieure à cette période) mais qui met en valeur un Mozart justement très iconoclaste et subversif).

    Ces électrons libres au sein du cinéma des démocraties populaires que sont Milos Forman et Roman Polanski se heurtent assez vite à la censure : Au feu les pompiers ne sera produit qu'avec l'aide de la France (et Claude Berri), Le couteau dans l'eau de Polanski ne reçoit aucun soutien mais au contraire de nombreuses critiques en Pologne, alors que le film reçoit un prix à la Mostra de Venise.

Le passage à L'ouest, plus progressif pour Polanski, plus brutal pour Forman.

    Ce sont les succès cinématographiques et les encouragements qu'il reçoit en Europe de l'ouest (grand prix du court-métrage de Tours, prix de la Mostra de Venise, nomination aux oscars) qui pousseront Roman Polanski (un Polonais né en France) à franchir définitivement le pas et à entamer une carrière de cinéaste de l'autre côté du rideau de fer. Ainsi dès 1963 il réalise à Paris un des sketches (la rivière de diamant) du film Les plus belles escroqueries du monde. En 1965 il partira tourner Répulsion en Grande-Bretagne puis en 1967 Le bal des Vampires coproduit par deux distributeurs (anglais et américain) ; le tournage de Rosemary's baby en 1968 aux États-unis achève d'illustrer son transfert de cinéaste des pays de l'Est... à cinéaste des pays de l'Ouest bientôt happé par la machine hollywoodienne...

    Pour Milos Forman le passage à l'ouest est plus brutal et s'opèrera à l'occasion de la répression du printemps de Prague lors de l'entrée des chars soviétiques dans cette ville en août 1968. Alors, fortuitement à Paris pour discuter déjà d'un éventuel contrat avec la Paramount, Milos Forman profitera de cette situation pour quitter la Tchécoslovaquie et partir aux États-unis entreprendre une seconde carrière de cinéaste dont Taking off en 1971 (que nous propose aussi la Cinémathèque) sera son premier film.

Deux carrières brillantes, sans doute plus chaotique pour Polanski.

    Dès lors Forman et Polanski enchaîneront les succès internationaux, sans jamais abandonner leurs thématiques originelles. Vol au dessus d'un nid de coucou, Hair, Amadeus, tous ces films consacreront définitivement Forman comme l'un des plus grands réalisateurs de son temps. Rosemary's baby, Chinatown, Le pianiste, Ghost Writer, joueront le même rôle pour Polanski. Au jeu des récompenses institutionnelles Polanski, avec 23 prix (dont la palme d'or pour Le pianiste en 2002) et 53 nominations pour 61 films tournés, apparaît comme un réalisateur plus prolixe et mieux loti que Milos Forman qui ne recevra « seulement » que 9 prix et 31 nominations pour 28 films.

    La carrière professionnelle de Polanski fut cependant davantage perturbée par des évènements extérieurs dramatiques : l'assassinat de son épouse l'actrice Sharon Tate en Californie, en août 1969, par la secte criminelle sataniste de Charles Manson.

    Ce drame plongera Polanski dans une dépression et donnera à Rosemary's baby une tournure prophétique (certains journalistes diront que ce film a contribué au passage à l'acte d'esprits faibles et drogués). L'affaire du viol de la jeune Samantha Geimer en mars 1977 qui entraînera la fuite des États-unis de Polanski et, bien des années plus tard son arrestation à l'aéroport de Zurich en septembre 2009 puis son assignation à résidence à Gstaad jusqu'en juillet 2010, entachera également l'image du cinéaste sans altérer forcément la continuité de sa carrière. La sortie toute récente en novembre 2013 de La venus à la fourrure interprétée notamment par sa troisième épouse Emmanuelle Seigner témoigne à 80 ans d'une carrière décidément bien remplie alors que Milos Forman semble avoir arrêté la sienne en 2006 avec Les Fantômes de Goya.

Eudes Girard