Car c'est l'Amérique entière qui est violente, à un point qu'on imagine mal en France. Rappelons les émeutes raciales, les assassinats multiples, et pas seulement ceux de leaders politiques, les faits divers sanglants : la tuerie de Chicago, en 1966, où un ancien matelot égorgea 8 infirmières dans leur dortoir, celle d'Austin la même année où un ancien Marine abattit 15 personnes et en blesse 33 autres en tirant du haut d'un toit, la répression du pénitencier d'Attica en 1972 qui fera 42 morts, la commémoration par les Indiens de la célèbre tuerie de Wounded Knee, en 1973, qui se soldera par une fusillade et deux morts, etc, etc, et c'est bien sûr la guerre du Vietnam dont les images traumatisantes sont diffusées quasiment en boucle sur les chaînes de télévision (ce traitement médiatique sera interdit après le retrait des troupes US et le gouvernement prendra, dès lors, grand soin de contrôler toutes les images de reportages de guerre).

    Alors oui, le personnage est violent et ses films en seront le reflet ! Et si quelques admirateurs, avec la volonté de le faire entrer dans le moule de la pensée correcte, ont tenté de minimiser cet aspect, arguant d'une volonté de dénonciation, de stigmatisation voire de théâtralisation, il faut à la vérité admettre que cette violence est belle, qu'elle est bien une composante de l'art de Sam Peckinpah, qu'elle est même une caractérisation de ses héros, et qu'elle apparaît toujours sous des aspects cathartiques et jubilatoires.

    D'ailleurs, elle est réclamée, cette violence, elle est recherchée par le public qui trouve là un exutoire aux exactions bien réelles du quotidien et elle répond tout autant aux désirs des producteurs qui envient les Italiens aux effets bluffant et peuvent ainsi concurrencer la télévision.

    Formellement, il va représenter cette violence en imposant une théâtralisation, manipulant le rythme avec une débauche d'effets spéciaux – ralentis, accélérés, image subliminale, dilatation du temps (procédé également utilisé par Hitchcock) - mais en prenant bien garde de ne jamais tomber dans une abstraction édulcorante et parodique comme ce fut le cas dans les westerns italiens et dont Sergio Leone, entre autres, fit un procédé. Et en fin de compte, il la justifie ! Le carnage de La Horde sauvage s'impose comme la destruction d'un monde, le déchaînement sanglant de Chiens de paille est l'ultime rempart de l'intégrité physique (L'impératif territorial décrit par Robert Ardrey...) !

    Martin Scorsese déclara à propos de La Horde sauvage : « La violence était revivifiée, mais vous vous sentiez honteux de cette impression, principalement parce qu'elle reflétait ce que nous faisions en réalité au Vietnam et que nous voyions tous les soirs aux nouvelles de six heures... Il obtenait un effet chorégraphique superbe, c'était comme de la danse ou de la poésie.... »

    Lorsqu'on lui reprochait ses ralentis lors de la séquence finale Peckinpah répondait : « Je sais, pour l'avoir vécu à l'occasion d'un accident extrêmement grave, que dans les moments de grands périls, les réactions d'un homme sont des dizaines de fois plus rapide que normalement. Ce qui fait que tout paraît alors durer une éternité. Et j'ai voulu montrer cette façon dont le temps pouvait se dilater quand soudain tout explose »

    Le cinéma de Peckinpah sera donc d'une violence sensuelle, partie intégrante de l'intrigue, décrivant le cheminement d'hommes de chair et de sang, rongés par les doutes et les désillusions, qui trouvent une sorte de rédemption dans le défoulement animal, apogée de leur savoir-faire professionnel et de leur détermination, marque de la volonté absolue de revivre quelques parts de la jeunesse.

    Evidemment, cette violence ressort aussi du désir d'offrir au public un spectacle fort, viril, destiné à le marquer, à le traumatiser, à le faire bouger de son fauteuil. C'est avec des moyens différents – moraux et techniques – une démarche similaire à celle qu'employa Alfred Hitchcock, ou Fritz Lang et dans le domaine particulier de western, Anthony Mann. Il disait : « Les personnages ont, pour moi, une importance primordiale. J'essaie de toucher le spectateur par la crédibilité et l'identification » ou, à propos de Major Dundee : « J'espère que cela sera intéressant. Intéressant ... Mon œil, j'espère que cela vous prendra aux tripes ! »

    Pas étonnant donc de trouver chez lui, une série de comédiens un peu vieillis, un peu usés tant au plan professionnel qu'au plan physique, qu'il va magnifiquement conduire à donner le meilleur d'eux-mêmes, au point de leur apporter parfois le meilleur rôle de leur carrière (James Coburn, Warren Oates et même William Holden). Souvent, un seul regard exprimé par un visage buriné deviendra le reflet pathétique de leur totale impuissance, de leur incapacité à influer sur le monde mourant qui les abrite encore et qu'ils ont connu plus accueillant.

    Puissance magistrale d'une mise en scène axée sur la justesse de l'acteur, justesse du jeu, bien sûr, mais aussi justesse de l'homme dans l'histoire qu'il joue ! C'est que Peckinpah, on l'oublie souvent, fut un remarquable directeur d'acteurs et que c'est avec des comédiens qu'il conserva le plus longtemps des liens d'amitiés : Charlton Heston qui remit son cachet en jeu pour permettre la fin du tournage de Major Dundee, Steve McQueen qui lui permit de tourner deux films coup sur coup, James Coburn qui l'aida dans des périodes difficiles et travailla en seconde équipe avec lui, Warren Oates qui l'hébergea longtemps en ses périodes de solitude et qui disait de lui : « C'est une personnalité dynamique, une véritable source d'émotions immédiatement transmissibles sur un plateau. Sans l'individualisme qui l'anime, il ne ferait pas ce qu'il fait. Sam est ce qu'on appelle un ''Director'' ! »

(...)

    La femme est aussi indispensable à ce monde aride que le cheval, l'automobile ou le camion. Elle est la liaison manifeste entre la violence et l'amour impossible (ou devenu impossible) et par conséquent alimente les rêves de ses héros comme elle alimente, ailleurs, les espoirs des fanatiques musulmans qui se voient proposer quarante vierges à leur arrivée au paradis des martyrs. Seulement, chez Peckinpah, les vierges ont l'apparence de bonnes vieilles putains, chaudes, dodues, chaleureuses, accueillantes, et le plus souvent ... mexicaines ! (N'oublions pas le paradis d'outre Rio Grande...) Le cinéma américain a toujours réservé des fins heureuses, plus ou moins matrimoniales, aux plus machos des héros de western, code Hays oblige ; la famille a toujours figuré le refuge vers lequel tendait malgré lui le héros fatigué mais toujours prompt à se voir attribuer la belle de l'aventure. Souvent, un peu las, leur salut se trouvait ailleurs, au bout du chemin que devait traverser leur charrette, dans un coin idyllique d'une Amérique juste et sereine.

    Chez Peckinpah, nous sommes à des lustres de ces clichés habituels. La femme peut être carrément abandonnée (Major Dundee, Chiens de paille), elle peut mourir (Osterman week end, Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia), elle peut choisir un autre partenaire (Un nommé Cable Hogue), elle peut même trahir et tirer dans le dos de son partenaire (La horde sauvage) et si, par chance elle demeure avec son compagnon du moment, c'est pour partir vers de nouvelles aventures (Le guet-apens, Le convoi).

    En tout état de cause le héros ''Peckinpien'' ne s'abandonne à une femme que dans les moments de désespoir (Croix de fer). Peut-on faire confiance à l'amour ?

    Aussi bien en littérature qu'au théâtre ou au cinéma, il ne peut exister d'auteurs et d'œuvres lisibles sans que des signes, preuves d'une ligne d'inspiration continue, ne viennent s'inscrire dans la chair des récits pour en marquer la ponctuation et semer des cailloux sur la piste. Ce sont les éléments récurrents qui resserrent la toile du style et du propos. Parfois, ces images répétitives sont une sorte de signature, des sortes de clichés ou de tics de langage comme, entre autres chez John Ford (l'ivrogne, les longues chevauchées le long des rochers de Momunent Valley), chez Hitchcock (ses apparitions) voire très loin à l'est chez Ozu (plan de ciel, de toits ou de rues vides). Chez Peckinpah, les films sont ponctués par des plans de coupe qui se portent vers l'œil étonné et froid de gallinacés, à la fois nourriture et objets d'amusements, qui observent le monde avec indifférence et inquiétude, servant de virgules visuelles placées là par le destin (le metteur en scène) qui sont chez lui les messagers de la violence, les signes avant coureur d'un péril de mort (Coups de feu dans la Sierra, La horde sauvage, Pat Garrett et Billy le Kid).

(A suivre)

Alain Jacques Bonnet