Si la musique, comme nous avons pu le montrer dans l'article précédent, est au service de la narration, c'est-à-dire du réalisateur dans sa manière de conduire son récit, elle joue un rôle important dans l'histoire en contribuant à l'installation d'un climat.

Dans Les Dents de la mer de Steven Spielberg, les coups d'archet, qui accompagnent au tout début le travelling avant horizontal sous l'eau, annoncent le sujet même du film qui va nous mettre aux prises avec un requin, un monstre aux dents redoutables.

Dans un tout autre genre, Alain Resnais, dans Hiroshima, mon amour, distribue dès le prologue les thèmes musicaux composés par Giovanni Fusco pour donner au récit sa structure. Six thèmes musicaux, celui de l'oubli, du corps, du musée, des morts, des ruines et enfin celui de Nevers, accompagnent, dans un rapport contrapuntique, l'évolution du personnage féminin, interprété par Emmanuelle Riva, vers la résolution du traumatisme subi et enfoui au plus profond d'elle-même.

Dans La Soif du mal, de 1957, Orson Welles ouvre son film par un plan séquence de plus de trois minutes, tourné à la grue, avec une caméra des plus mobiles, et entièrement recouvert par une musique de big band qui interprète un mambo. La nature même de ce mambo, au rythme d'abord lent, nonchalant et qui finit par atteindre une extrême tension, correspond à la construction même de ce plan qui répond au schéma du suspense. Cette musique qui débute par la mise en route de la minuterie d'une bombe à retardement, placée dans le coffre d'une voiture, s'achève par son explosion infernale. Ainsi la musique renforce le côté implacable de l'action, devient l'expression d'une nécessité supérieure, comme l'instrument d'une prédestination. La voiture qui transporte cette bombe à retardement passe la frontière qui sépare les Etats-Unis du Mexique et contre toute attente au moment où les douaniers interpellent les passagers la musique ne s'efface pas et reste au premier plan comme pour mieux signifier le caractère implacable de l'événement qui se joue à l'insu des personnages, mais pas des spectateurs, et souligner le caractère illusoire d'une maîtrise de l'action de la part des hommes.

Dans sa relation à l'histoire, la musique est souvent utilisée pour accompagner un personnage. L'exemple le plus célèbre nous est donné par le film de Fritz Lang, M le Maudit, avec l'idée d'accoler à son personnage un thème musical, à valeur de leitmotiv, le thème de Peer Gynt, emprunté à Grieg et que le personnage sifflote.

Soulignons le fait que Fritz Lang prend le parti original au moment de l'apparition du cinéma sonore d'exclure tout recours à la musique de film, à l'exception du générique et du final, ce qui donne de l'importance à ce leitmotiv qui accompagne chaque apparition de M.

Trente-sept ans plus tard, comme un écho au film de Fritz Lang, les trois notes stridentes de l'harmonica du personnage qu'interprète Charles Bronson retentissent dans Il était une fois dans l'Ouest de Sergio Leone. Et comme dans M. le Maudit, le leitmotiv annonce le personnage, le suit comme pour mieux marquer sa détermination à se venger des meurtriers de sa famille.

Dans sa relation au personnage, la musique vient traduire ce que l'image peut difficilement montrer, à savoir les pensées qui l'animent.

Dès le générique du film d'Otto Preminger, Laura, apparaît un tableau représentant une femme, Laura et qu'accompagne une musique mélodique. À chaque apparition du portrait de cette femme mystérieusement disparue, on entend cette musique, tel un leitmotiv. Le policier Mark, chargé de l'enquête tombe amoureux de cette femme dont il ne connaît que ce portrait. Ainsi dès qu'il s'approche du tableau qui la représente, on entend le thème de Laura. Un soir, de retour dans l'appartement de la disparue, il finit par s'endormir dans un fauteuil. Un travelling arrière, accompagné du leitmotiv, recadre le policier et le portrait et met en évidence la diagonale du regard figé de Laura sur cet homme endormi. Nous sommes alors introduits dans l'univers onirique du personnage d'où l'ambiguïté de l'histoire lorsque Laura vivante fait irruption dans la pièce. Otto Preminger entretient alors la confusion entre le rêve et la réalité et on peut se demander alors si cette apparition ne traduit pas le désir du policier de faire revivre ce personnage féminin dont il est tombé amoureux.

La musique est aussi souvent mise au service du réalisateur pour exprimer la part irrationnelle de son personnage. Ainsi la première fois que Scottie dans Vertigo d'Alfred Hitchcock aperçoit Madeleine, nous entendons une musique mélodique que vient appuyer un travelling avant comme si le réalisateur traduisait à la fois le trouble de son personnage et le désir qui l'anime. Le lendemain, Scottie, chargé de surveiller cette femme, l'observe dans un magasin de fleurs et nous entendons à nouveau ce même thème musical que l'on comprend alors comme l'expression de l'amour qu'il porte à cette femme et qui va lui être fatal.

Si la musique permet de traduire ce que la caméra peut difficilement montrer, à savoir les rêves, les sentiments, les pensées secrètes d'un personnage, elle peut également être au service d'une situation. Dans Le Mari de la coiffeuse de Patrice Leconte, Jean Rochefort danse sur une musique arabe pendant que son épouse coupe les cheveux d'un jeune garçon réticent.

Hypnotisé par la prestation du danseur, le garçon n'offre plus de résistance à la coiffeuse ni à sa mère tout aussi subjuguée.

Dans cet extrait, la musique retrouve son rôle traditionnel, à savoir masquer les ellipses dans la narration. Patrice Leconte peut ainsi faire coïncider la musique avec l'action de couper des cheveux.

Cet épisode nous renvoie bien évidemment à ce fameux passage du Dictateur de Chaplin, où le barbier qui vient de retrouver son échoppe parvient à raser et coiffer son client au rythme et en mesure avec la 5ème rapsodie hongroise de Brahms que diffuse la radio. Mais contrairement à Patrice Leconte, la musique chez Chaplin ne vient pas masquer les ellipses car la scène est filmée en plan séquence c'est-à-dire sans coupe. Les gestes du coiffeur se calquent sur les variations rythmiques de la partition de Brahms. Une fois de plus Chaplin force notre admiration et restitue à son personnage cet art de la pantomime que le cinéma parlant va le contraindre à abandonner définitivement.

Ainsi la musique en se mettant au service de l'histoire donne à la réalité filmée ou évoquée une dimension que l'image à elle seule n'est pas à même de restituer.

Louis D'Orazio