Avec Shin Saburi, Kinuyo Tanaka, Ineko Arime, Chishu Ryu

Maître Dogen disait : « Ne considérez pas le temps simplement comme une chose qui passe ; ne pensez pas que sa seule fonction soit de passer. Pour que le temps passe, il faudrait qu'il y eût une séparation entre lui et les choses. En croyant que le temps passe, vous n'apprenez pas la vérité de l'être temps. En un mot, chaque être dans le monde tout entier est un temps particulier dans un continuum (1) unique. »

Yasujiro Ozu, en véritable artiste zen, a réussi à capter ce temps qui s'écoule et plus que cela encore, tant il semble près de cette vision des êtres et des choses. Cinéaste unique, il a restitué le temps dans sa vraie dimension. Alors que la pendule universelle est toujours en mouvement, que la marée de la vie monte et descend conformément à la loi du monde ; sa caméra reste en dehors, posée sur une plate-forme privilégiée, elle contemple les êtres dans leur alternance.

Dans chacun de ses films les actions sont toujours liées entre-elles par des plans étranges qui semblent surgir d'un autre espace-temps : les lampions de la rue oscillent à peine dans le vent, dans la campagne le soleil se lève, des panneaux publicitaires envahissent l'espace, un enfant écoute la pluie tomber. Tous ces plans n'ont à priori rien à voir avec l'histoire qui se déroule. Et pourtant, dans le déroulement du récit, ces images nous renvoient dans le grand tout, dans l'Universel.

La touche d'Ozu se reconnaît entre mille autres. Des principes immuables s'opèrent. Les êtres sont filmés, liés aux objets et aux choses. À la limite, ils ne sont que des atomes identiques à ceux qui constituent un vase, une fleur, un paysage, un décor. Et pourtant la vie pulse à l'intérieur de ces corps d'hommes et de femmes qui agissent dans un espace défini par une grande profondeur de champ. Cette profondeur permet à Ozu de réunir dans un seul plan plusieurs actions en même temps qui ont, bien sûr, des résonances entre elles. Acte suprême de création. La caméra est toujours placée à cinquante centimètres du sol et contemple sans sourciller les mouvements vibratoires qui interagissent entre les personnages. Le regard à faible hauteur accentue encore la profondeur de champ, donne de la noblesse à ses acteurs. Sur le plan philosophique, c'est le regard humble qu'il porte sur le monde, son humilité en tant qu'homme face au ''Tout'' qui l'entoure et dont il n'est qu'une infime partie.

Dégagé du principe de causalité, son œuvre nous montre toute chose dans sa gravitation, autour de la famille japonaise.

Ozu dira vers la fin de sa vie : « À travers l'évolution des parents et des enfants, j'ai voulu montrer comment le système familial japonais commençait à se désagréger. »

Fleur d'équinoxe en est un bel exemple, traitant des problèmes entre un père et sa fille. Wataru Hitayama, un grand chef d'entreprise, prend très mal l'affront que lui fait subir sa fille Setsuko en refusant un mariage qu'il a arrangé pour elle. Le titre du film fait référence à des fleurs de printemps et d'automne, à la joie et à la mélancolie. D'un coté l'automne, près d'un père vieillissant et autoritaire, de l'autre le printemps avec sa fille résolue à épouser l'homme de son choix.

C'est aussi son premier film en couleur, couleurs qu'il va utiliser avec la subtilité d'un maître en haïku, choisissant la couleur rouge comme dominante : rouge de la passion, rouge de la blessure.

Entre joie et tristesse Ozu filme sublimement et subtilement cette aspiration de chacun au bonheur, quête d'un équilibre dérisoire selon lui, face à ''l'impermanence''.

Lionel Tardif


(1) : Voir Continuum espace-temps