Programmer Le Roman d'un tricheur à la Cinémathèque c'est aussi souligner la place souvent méconnue qu'occupe son auteur, Sacha Guitry, dans l'histoire du cinéma, cette histoire souvent ré-écrite à l'aune de la culture américaine. Alors rendons à César ce qui appartient à César !

Bien que Le Roman d'un tricheur date de 1936, on attribue généralement l'introduction de la voix off au cinéma à David O. Selznick qui appela, à Hollywood, Alfred Hitchcock, en 1939, pour qu'il adapte le roman de Daphné Du Maurier, Rebecca, roman écrit à la première personne. Or l'année précédente, Orson Welles avait réalisé une adaptation radiophonique de ce roman. Il avait eu l'idée de recourir à une voix à la première personne que l'on va qualifier de « voix-je ». La même année, il avait pu mesurer les effets qu'un tel procédé pouvait produire, en adaptant à la radio, La Guerre des mondes de H.G. Wells. On dit même que certains auditeurs, effrayés à l'annonce de l'atterrissage de martiens à New York, se seraient suicidés en se jetant du haut des gratte-ciels. C'est pourquoi, dans cette ré-écriture de l'histoire du cinéma, on attribue à la radio l'invention de la voix-je au cinéma.

Ce n'est pas un hasard si Orson Welles construit la première image de son film, Citizen Kane en 1941, sur le même scénario ''situationnel'' que Rebecca, à savoir une grille que la caméra par un travelling vertical franchit, une lumière qui éclaire soudainement l'obscurité d'un parc que cette même caméra va parcourir. Le recours à une voix off, qui prend en charge le récit, introduit de fait le flash-back, procédé révolutionnaire pour l'époque. La linéarité du récit s'en trouve être rompue et la présence d'un supposé narrateur affirmée.

Dans Le Roman d'un tricheur, ce narrateur n'est autre que Sacha Guitry, lui-même qui tel «un maître de maison » pour reprendre une expression de Michel Chion (1), nous accompagne partout dans le récit, nous dévoile toute chose sans nous laisser le temps de nous attarder et sans permettre aux personnages d'exister. Il s'intercale entre nous et l'image pour mieux affirmer sa présence.

Dans Rebecca la voix-je que nous entendons, celle de l'héroïne va être amenée à s'incarner dans son récit rétrospectif. Pour autant, l'art du suspense d'Alfred Hitchcock est tel que nous ne cessons d'avoir peur pour elle alors que c'est elle, en voix off, qui prend en charge le récit dès la première image du film, prouvant par là-même qu'elle a survécu au drame !

Chez Orson Welles, l'utilisation de la voix-je est beaucoup plus subtile. Il construit son film sur une succession de témoignages qui se chevauchent et qui donnent chaque fois une image différente de Kane, sans jamais parvenir à percer le mystère de «Rosebud », dernier mot prononcé par Kane au moment de mourir, première parole du film. Chacun de ces témoignages et donc de ces récits rétrospectifs fait naître en nous l'espoir d'une révélation, espoir bien vite déçu, comme si Orson Welles mettait en scène l'incapacité de cette voix-je à appréhender la vérité qu'elle est censée détenir de par son statut.

Dans ces années 40, le recours à la voix-je génère une mode aux États-Unis. Nombreux sont alors les films qui l'adoptent. La liste serait bien longue s'il fallait tous les citer ! Retenons seulement quelques cinéastes qui vont enrichir le procédé.

Dès les années 50, Joseph L. Mankiewicz va s'affirmer comme le cinéaste du flash-back, le virtuose de la voix-je. Dans All about Eve (1953) le film s'ouvre sur la remise du prix Sarah Siddons à la meilleure actrice de théâtre, Eve. Une voix off, celle d'un narrateur omniscient accompagne les premières images.

Mais progressivement cette voix s'incarne en la personne du journaliste Addison De Witt, interprété par George Sanders lequel va, tour à tour, présenter aux spectateurs les différents personnages du film. Ceux-ci se tournent alors vers lui et dans un raccord-regard prennent en charge successivement le récit. Ainsi Mankiewicz fait tourner les points de vue : chaque voix off nous offre sa version d'Eve Harrington, interprétée par Anne Baxter.

Joseph L. Mankiewicz reprend le procédé dans La Comtesse aux pieds nus en distribuant la voix-je aux différents personnages présents autour de la tombe de l'héroïne, Maria Vargas qu'interprète Ava Gardner. En faisant varier les points de vue sur ce personnage fascinant, Mankiewicz souligne nos propres limites dans la perception de la réalité quand bien même nous en serions les témoins.

Quelques années plus tard, en 1959, dans Hiroshima mon amour, Alain Resnais, sur un texte de Marguerite Duras, donne à la voix-je un tout autre statut. Tout le film est construit sur un monologue intérieur, celui interprété par Emmanuelle Riva, qui doit surmonter à Hiroshima, le traumatisme qu'elle a subi à la Libération à Nevers. La voix-je ne prend plus en charge un récit mais nous fait part des sensations de ce personnage. Cette voix ne s'incarne pas. Elle est celle d'une conscience enfouie qui s'éveille au contact d'un nouveau traumatisme.

Enfin Wim Wenders, en 1987, construit Les Ailes du désir sur une innovation. Si jusqu'à présent la voix-je était celle qui donnait à entendre la parole ou la conscience d'un personnage, avec Wim Wenders elle rend compte d'un point d'écoute.

Le film s'ouvre sur une séquence dans un avion où l'on voit un personnage interprété par Bruno Ganz qui a la faculté d'entendre les passagers penser.

La séquence est construite sur le principe de la circulation de voix-je intérieures. Quand l'avion tourne autour du relais hertzien, il nous fait entendre les variations de fréquence. Wim Wenders utilise la voix-je d'une manière différente. En lui attribuant un ancrage flottant, il parvient à résoudre du point de vue cinématographique, la représentation de l'ange qu'incarne Bruno Ganz. Il parvient à cette innovation en conjuguant les apports de Joseph L. Mankiewicz et d'Alain Resnais.

Ainsi le statut de la voix-je s'enrichit, se complexifie. L'art cinématographique consiste toujours à partir d'une figure de base à aboutir par un jeu de variations et d'innovations à une infinité de figures possibles. Un vrai cinéaste n'est jamais celui qui reste prisonnier d'une typologie : c'est toujours quelqu'un qui ré-invente à chacun de ses films, le langage cinématographique.

(1) Michel Chion : compositeur de musique, enseignant de cinéma et auteurs de nombreux ouvrages sur le son, la voix et la musique au cinéma.

Louis D'Orazio