Sacha Guitry méprisa longtemps le cinéma. Si sa carrière théâtrale, en tant qu'acteur, débuta en 1904, ce n'est qu'en 1935 qu'il décida d'aborder cette nouvelle forme d'expression qu'il découvrit peut-être en 1931, lorsqu'on lui demanda de superviser une adaptation de sa pièce : Le blanc et le noir, mis en scène par Marc Allégret et Robert Florey (C'est dans ce film que débutèrent au cinéma Raimu et Fernandel).

Peut-être peut-on y voir aussi la découverte des possibilités du ''parlant'' forcément plus attirant pour un auteur de pièces de théâtre, qui plus est amateur de ''bons mots''.

Pourtant, Guitry avait eu une inspiration curieuse, bien plus tôt, en 1915, en s'emparant d'une caméra (muette bien sûr) pour filmer quelques vieillards célèbres. Ceux de chez nous allait alors devenir un document d'histoire.

Dans ces vingt minutes de film, avec une mise en scène strictement illustrative (l'artiste dans sa fonction), un peu gauche, il nous était donné de contempler, avec un léger voyeurisme, les portraits rapides des artistes et des créateurs avec lesquels il illustrait la causerie qu'il donnait avec sa femme d'alors (Charlotte Lyses) sur les grands contemporains.

Présenté au Théâtre des variétés le 22 novembre 1915, ce film ''cinématographique en deux parties'' présentait : Auguste Rodin dans son parc puis son atelier taillant un marbre ; Maître Henri Robert plaidant ; Octave Mirbeau dans son jardin ; Claude Monet devant une toile ; André Antoine mettant en scène le second acte de L'Avare ; Camille Saint-Saëns au piano et conduisant le ballet d'Henri VIII ; Degas boulevard de Clichy ; Edmond Rostand écrivant ; Auguste Renoir peignant ; Sarah Bernhardt causant et disant de vers ; Anatole France dans sa bibliothèque et à son bureau.

Il en parlait ainsi : « Ces films étaient destinés primitivement à mon plaisir personnel, à une élite et à l'enseignement plus tard. Mais la proclamation des Intellectuels Allemands et les monstrueuses applications de leur culture m'ont suggéré l'idée qu'il y avait peut-être un intérêt national immédiat et très grand à faire connaître davantage, tant au public de France qu'à celui de l'étranger, ceux qui contribuent magnifiquement à l'éclat du Génie Français. (...)

J'estime que cette première série de films constitue des documents impérissables sur L'Art François ».

Dans cette période de guerre, il accomplissait ainsi un acte de patriotisme et créait un document éminemment ''impérissable''.

Une fois passée l'impression nostalgique que suggèrent les photos et les films de cette époque, et malgré la valeur historique de ces portraits photographiques, on remarque que Guitry, avec ce talent incontestable qui l'accompagna toute sa vie, parle en fait de lui-même et prend ainsi position sur la postérité de son œuvre personnelle : « Oh, je sais bien que nous avons, nous Français, beaucoup de mal à admettre l'immortalité des hommes qui vivent en même temps que nous. Nous sommes enclins à toujours discuter les nôtres. Et si notre tempérament nous pousse à prédire volontiers de l'avenir à ceux qui nous plaisent...Ils cessent brusquement de nous plaire le jour où nos prédictions sont réalisées. (...)

Je crois que nous pourrions perdre l'habitude déplorable de toujours regretter le siècle qui a précédé le nôtre... Sachant reconnaître et honorer ceux dont à juste titre nous pouvons être fiers... »

Rappelons-nous qu'en 1915, Guitry est un artiste qui a déjà connu quelques succès au théâtre mais qu'il reste encore dans l'ombre de son père Lucien Guitry, et que les personnages qu'il filme alors sont, eux, des artistes mondialement reconnus.

On peut également noter que ceux-ci sont cadrés de façon très simple, sans aucune originalité, comme il se cadrera lui-même lorsqu'il saura mieux utiliser le cinéma.

Plus tard, au début des années 50, après ses démêlés avec les juges à la libération et l'amertume qui s'en suivit, il reprendra son film et lui apportera ce qu'à ses yeux il lui manquait : Le Verbe.

Alain Jacques Bonnet