« Théâtral » : l'adjectif employé pour le cinéma n'a rien de valorisant. Il dénonce pêle-mêle le jeu excessif des acteurs, leurs dictions apprêtées, l'artifice des décors, la trop grande prévisibilité de la narration, les mouvements appuyés de caméra ou au contraire sa trop grande fixité ; bref, tout ce qui entrave le plaisir cinématographique. Mais en disant cela, on comprend que l'affinité est aussi grande que le désir de se démarquer est fort. En voulant s'éloigner des conventions théâtrales le cinéma cherche son langage et sa spécificité. Qu'y-a-t-il dans le théâtre qui justifie une si grande proximité ? Deux facteurs essentiels se détachent : l'art de la scène et l'art de la parole, jouer et parler.

Dès le début ...

Il est habituel dans les études cinématographiques d'opposer les frères Lumière à Méliès. Dès l'origine, ils dessinent deux voies du cinéma, l'une documentaire, l'autre fictionnelle. Il est clair que chez Méliès l'espace est théâtral. Avec l'héritage de son père, Georges Méliès achète le théâtre Robert Houdin, du célèbre prestidigitateur Houdini. Les proportions de ce théâtre seront celles de son studio où le toit de verre laissera entrer la lumière pour le cinéma. La caméra est placée à la meilleure place de spectateur, celle qui donne la meilleure visibilité, la loge royale ou princière. Ainsi le cinéma démocratise la vision ! Et sur scène, les tours se succèdent. Avec Méliès, la frontalité devient un signe cinématographique de théâtralité. Un cinéaste comme Manoel de Oliveira l'utilise volontiers pour souligner l'importance qu'il accorde à la parole. Mais Méliès ne s'arrête pas à enregistrer la magie d'une mise en scène, il découvre les pouvoirs de la caméra, elle aussi faiseuse des trucages.

Le premier, découvert par accident, consiste à arrêter la prise de vue et à la reprendre afin de faire apparaître ou disparaître des éléments. Dès lors, la machine du théâtre ne produit plus seule des effets que la caméra enregistre, c'est la caméra elle-même qui produit la magie. Ainsi, l'espace cinématographique sort du théâtre en créant son propre univers selon ses propres règles.

Mais Lumière qu'on oppose à Méliès, est-il si éloigné du théâtre que cela ? La sortie des usines Lumière, un des premiers films des frères Lumière, montre les portes de l'usine qui s'ouvrent comme un rideau de scène et les ouvriers et ouvrières sortant face à la caméra et se dispersant côté cour et côté jardin. La caméra est d'ailleurs placée dans une loge, celle constituée par la maison du concierge d'en face, afin de la dissimuler au regard des acteurs involontaires ! Par delà les différences, voilà que tout le cinéma emprunte au théâtre ses conventions.

L'illusion comique ...

Placer sa caméra c'est donc dessiner une scène, une aire de jeu hors de laquelle se dévoileraient les machines de l'illusion, les coulisses, les techniciens. C'est cet espace que Sacha Guitry montre dans le générique du Roman d'un tricheur. Guitry en narrateur s'adresse au spectateur et lui fait visiter l'envers du décor, lui nommant et lui montrant les techniciens et acteurs du film qui va suivre. Il dénonce ainsi l'illusion cinématographique mais en la ramenant à l'illusion théâtrale, il inscrit son cinéma dans la lignée de Méliès. À l'inverse, Louis Malle, dans Vanya 42ème rue, efface cette coupure en conduisant les acteurs de la rue au théâtre et les faisant jouer dans leur rôle de la pièce de Tchekhov sans l'indiquer au spectateur et en occupant tout l'espace du théâtre. La caméra parcourt le théâtre mais sans jamais adopter la frontalité du dispositif ni jouer de la démonstration de l'illusion.

Car l'acte original et anti-théâtral du cinéma consiste à franchir la rampe. C'est le désir de Visconti d'utiliser le cinéma pour s'approcher du corps des acteurs que la scène tient à distance du public. Par ce changement, l'espace cinématographique se découpe en champs et en contrechamps, articulant le regard d'un personnage et l'environnement qu'il perçoit et donnant ainsi à percevoir au spectateur à la fois le monde perçu et l'intériorité du personnage qui le perçoit ; puis le montage permet de changer de décors en franchissant des portes et en rendant contigu et continu ce qui est disjoint et discontinu. Lubitsch peut ainsi donner une leçon de cinéma au théâtre dans To be or not to be.

L'illusion que recherche le théâtre s'étendant dans ce film à la vie, l'audace des comédiens débordant le théâtre et plaçant le monde sous les règles du théâtre. Le spectateur s'y laisse prendre quand dès le début du film nous suivons une conversation dans le bureau d'un officier nazi. Quand surgit Hitler, manifestement un acteur grimé saluant en criant « Heil myself », le gag rompt l'illusion et la caméra découvre le théâtre. Cet effet est impossible à rendre au théâtre ; le spectateur n'y ignore jamais le lieu, ne se laisse jamais pleinement prendre par l'impression de réalité. Mais quand les comédiens planifient dans leur théâtre la venue d'un faux Hitler et organisent, à cette occasion, un faux attentat afin de vraiment prendre la fuite hors de Varsovie, les déguisements ne sont plus au service de l'illusion théâtrale mais de la stratégie de la résistance. Le cinéma a englobé le code théâtral pour l'étendre au monde entier et il montre que la comédie est plus forte dans la vie que sur scène.

Dans cette redéfinition de l'espace par le cinéma, deux modèles se détachent, celui du plateau et celui de l'extérieur. Le plateau offre la possibilité d'une complète maîtrise sur l'espace de la narration. Et parfois le cinéma remet ses pas dans ceux du théâtre notamment quand il reconduit des dispositifs théâtraux à l'œuvre dans la société. Ainsi le tribunal sert abondamment de décor jusque dans des quasi-huis clos judiciaires comme Autopsie d'un meurtre d'Otto Preminger. Depuis Griffith, le tribunal donne l'occasion de théâtraliser et de dramatiser l'action en conduisant la caméra vers des mises en scène codifiées où, à sa place, l'acteur joue son rôle, de juge, d'avocat, de témoin, d'accusé ou de juré, défini par le scénario et par la convention sociale reproduite. Cette surdétermination du jeu et des situations ramène l'espace à une scène permettant à la caméra de s'approcher en franchissant cette rampe imaginaire qui sépare la salle et le théâtre judiciaire. Parfois la théâtralité du tribunal peut laisser la place à un dispositif plus cinématographique. Dans Fury, Fritz Lang s'interroge sur les lynchages dans l'Amérique qu'il vient de découvrir en 1936. Le tribunal se montre impuissant à condamner les coupables. Alors, il transforme le tribunal en salle de cinéma et le juge fait projeter les images tournées pendant les émeutes par des opérateurs journalistes afin de confondre ces coupables que toute la ville, complice, innocente en fournissant des alibis.

Non sans ironie, le cinéma fait la lumière en plongeant le tribunal dans le noir et en faisant entrer les images de l'extérieur sous les yeux du public. On sait que le tribunal de Nuremberg, dans la réalité de 1945 cette fois, réitérera ce geste avec l'aide de cinéastes américains. Et à l'image du décor judiciaire, bon nombre de plateaux reproduisent des intérieurs aux décors conventionnels. Ils présentent l'avantage d'offrir au spectateur un drame réglé selon des conventions qu'il peut anticiper. Dans Liliom, Fritz Lang fait comparaître Charles Boyer devant un tribunal du ciel après sa mort lequel le renvoie sur terre. Les salles de classe imposent elles aussi leur disposition aux séquences de film. Dans Les 400 coups, le dispositif frontal oppose le maître et les élèves. La caméra montre une leçon du maître sur l'estrade qui alterne avec les bêtises des enfants à leurs pupitres. Et ce dispositif est déjà celui de Jean Vigo dans Zéro de conduite ou de Manoel de Oliveira dans Aniki Bobo, et sera celui de ses successeurs comme Truffaut. De même, quand Ozu filme les intérieurs des maisons japonaises, la ritualisation des gestes organise l'espace comme au théâtre : une porte coulisse, le personnage venant du dehors se déchausse, monte quelques marches et vient saluer les occupants. Les scènes de table font quant à elles de la salle à manger une scène dont la cuisine est la coulisse ; les saloons sont des scènes bordées par le comptoir, les portes battantes et les tables des consommateurs, les attaques de soldats, de brigands ou de robots selon les genres encerclent les ennemis sur des scènes où l'on joue les duels, etc.

En plein air ...

Mais quand il passe à l'extérieur, le cinéaste n'évite pas non plus cet effet théâtral. N'a-t-on pas dit que pour John Ford, Monument Valley était le théâtre de ses westerns ou que Rome était le théâtre des films de Fellini ? La mobilité de la caméra semble être l'antidote à la théâtralité. Mais le plan-séquence, celui de Welles à l'ouverture de La Soif du mal par exemple, pose des contraintes de mise en scène qui réintroduisent la théâtralité. Quand la caméra de Welles arrive devant le feu rouge, il passe opportunément au vert pour faire coïncider l'action avec le mouvement de la caméra. L'espace est théâtralisé parce que la place de la caméra coïncide avec le déroulement de l'action et réintroduit dans la conscience du spectateur l'impression de l'artifice. Mais cela est nécessairement pour une bonne lisibilité de l'action. Si la caméra de Godard dans À bout de souffle présente une grande liberté, la mort de Michel Poiccard, rue Campagne Première, est tournée dans une rue déserte au petit matin afin que le réalisateur dispose de toute liberté pour le faire s'effondrer au bon endroit, c'est-à-dire devant la caméra.

La profondeur de champ donne à l'espace une étendue réaliste, comparable à notre regard humain, jamais arrêté par un mur de scène.

Cependant la façon dont la caméra en joue peut donner l'impression d'un espace décoratif, comme peint. Les péplums peuvent montrer des décors antiques si vastes que la caméra, n'y pénétrant jamais, les laisse lointains, comme une toile peinte ou une reconstitution numérique.

Divers trucages ont pour but de faire exister cet espace par projection d'images ou reconstitution. L'acteur joue sur un fond d'écran, comme le comédien devant son paysage peint. D'ailleurs, Woody Allen, dans La Rose pourpre du Caire, joue de l'analogie transformant la salle de cinéma en salle de théâtre, au moment où se levant, il franchit la rampe, monte devant l'écran comme sur scène et entre dans l'image. L'image cinématographique qui crée la profondeur comme une perspective en peinture redevient un espace réel en accueillant en son sein un personnage extérieur.

Alors, inévitablement théâtral, le cinéma ? La question est celle du naturel, du sentiment pour le spectateur d'oublier la caméra. Cette fluidité narrative, ce montage invisible tout entier au service de l'illusion réaliste est ce qui oppose le cinéma au théâtre dont l'artifice ne s'oublie jamais. L'émotion cinématographique vient de ce que le regard entrevoit plus que ce qu'il voit. Comment tomber mort devant la caméra : Y a-t-il plus théâtral à jouer ? Rossellini nous donne à voir une de ces chutes cinématographiques bouleversantes qui font oublier l'artifice du jeu. Dans Rome, ville ouverte, la mort de Pina se donne à voir dans sa fuite dans la profondeur de champ, au moment où elle s'éloigne du premier plan, où elle quitte la scène, elle tombe. Nous voyons son corps tomber, nous en percevons le poids, la maladresse et non la rhétorique dramatique. Dans Allemagne année zéro, la chute d'Edmund, verticale comme un plongeon, met des images sur l'impensable, c'est-à-dire sur quelque chose qu'aucune scène de théâtre ne peut montrer puis cela se joue dans l'ellipse.

Entrevoir, c'est deviner, finir en imagination ce que l'image ne fait qu'amorcer, c'est prolonger l'espace et l'action à l'image dans l'espace mental. C'est bien la leçon d'Hitchcock dans la célèbre scène de la douche de Psychose. Jamais le couteau ne perce la peau à l'image, c'est le spectateur qui a commis ce meurtre en l'imaginant.

Et pourtant le cinéma est friand d'adaptation de pièce de théâtre. À partir du texte, le cinéma explore toutes les possibilités de mise en scène. D'un côté, on peut explorer l'espace du théâtre et le transposer en espace cinématographique. C'est ce que fait Manoel de Oliveira en adaptant Le Soulier de satin de Paul Claudel en 1984. Presque sept heures de film, respectant l'intégralité du texte, reprenant la frontalité de la mise en scène, les décors artificiels filmés en plan-séquence pour se mettre au plus près du temps de la représentation, le film renonçant à se saisir des changements de lieux, des voyages pour reconstituer en situation l'histoire.

Tout le film est au service du théâtre, c'est-à-dire de la parole.

D'un autre côté, le théâtre de Shakespeare est sans doute celui qui a le plus intéressé le cinéma. Kurosawa en adaptant en 1985 Le Roi Lear dans Ran fait de la pièce un triomphe de l'image cinématographique : ballet des cavaliers, bannières colorées au vent, dans un paysage grandiose dont le ciel s'assombrit au fur et à mesure de l'avancée du drame.

De même en adaptant Macbeth dans le Château de l'araignée en 1957, Kurosawa tient à un lieu, les pentes du mont Fuji. Malgré la difficulté, le décor y est construit car c'est là que le réalisateur voyait la scène de la forêt qui avance. Avec Kurosawa, le cinéma retranscrit par sa mise en scène qui mobilise le décor naturel toute la grandeur du drame shakespearien. Aussi contradictoires que soient les choix cinématographiques, le théâtre sert toujours à penser l'espace de la représentation cinématographique, tantôt la scène est l'artifice nécessaire au jeu des acteurs, tantôt c'est l'occasion de magnifier l'illusion théâtrale par l'impression de réalité produite par le cinéma. Se démarquer du théâtre prend deux voies : filmer dans les règles du théâtre ou faire oublier les conventions du théâtre. Dans les deux cas, le fantôme du théâtre hante le cinéma.

(A suivre)

Laurent Givelet