Découvrir le cinéma indien est une plongée dans un fleuve sacré, tumultueux et luxuriant, porteur de richesses insoupçonnables, comme dans le Gange ou bien l'Indus. Les chiffres qu'il génère donnent le vertige à la mesure de son importance. Toutes productions confondues c'est plus de 800 films produits par an (certaines années plus de 900), c'est à dire plus de 30 000 films qui furent recensés entre 1913 et 2000, dont la plupart ont une durée supérieure à trois heures, pour satisfaire un public potentiel de 900 millions de spectateurs.

Pourtant ce cinéma est peu connu en Europe, peut-être parce que ses spécificités l'ont trop longtemps éloigné des critères esthétiques du public occidental. Souvent bâtie à partir des récits ancestraux, sur des canevas simples et manichéens, la grande majorité des films indiens s'est appuyée pendant très longtemps sur la mythologie du Mahabharata, du Ramayana ou des Puranas.

Les foules immenses drainées par les films indiens dans les 1200 salles du pays créèrent des acteurs-stars, objets de véritables cultes les menant parfois vers la politique (M.G Ramachandran devenu premier ministre du Tamil Nadu) ou Amitabh Bachchan qui se vit élever un temple de son vivant. Pourtant les chansons étaient enregistrées en play-back dans pratiquement tous les films, procédé que tolérait parfaitement le public qui connaissait souvent le nom des véritables chanteurs ou chanteuses (entre autres Laga Mangeshkar pour les voix de femmes ou Urit Narayan pour les voix d'hommes).

Evidemment, cet engouement suscita de multiples récupérations tant au plan politique qu'au plan religieux. Mais si l'occident ignora longtemps cette production surabondante,son influence culturelle et commerciale rayonne, encore aujourd'hui, dans la plupart des pays asiatiques (sauf le Japon) ainsi qu'en Afrique et au Moyen-Orient. Pourtant, malgré ce populisme exotique tourné la plupart de temps vers des objectifs exclusivement commerciaux, le cinéma indien produisit quelques-uns des plus grands chefs-d'œuvre du 7ème art, essentiellement depuis l'indépendance de 1947, lorsque sa diffusion en Occident prit de l'ampleur, souvent à travers les festivals et autres rencontres internationales, mais aussi dans les salles spécialisées des grandes cités d'Europe et d'Amérique.

L'Inde découvrit très tôt le cinéma, en 1896, suite à un passage des frères Lumière à l'Hôtel Watson de Bombay et à l'influence des Britanniques. Les premières salles de cinéma s'ouvrirent à Bombay et à Calcutta en 1902. Elles ne programmaient alors que des films anglais ou américains mais elles tracèrent les premiers sillons de ce qui allait devenir une industrie florissante.

Le mouvement nationaliste ''Swadeshi'', auquel participa Mahatma Gandhi, qui entendait promouvoir les activités indiennes pour affaiblir l'économie de la Grande-Bretagne fut fondé en 1905 et suscita une émulation industrielle et artistique d'où naquit la production des premiers films véritablement indiens. Le premier long-métrage, entièrement tourné à Bombay en 1913, s'intitulait Raja Harishchandra et fut réalisé par Dhundiraj G. Phalke qui s'inspirait, comme beaucoup d'autres productions par la suite et jusqu'à ce jour, du Mahabharata.

Le film fut projeté en avant-première à Bombay et donna le coup d'envoi d'une production qui n'allait cesser de croître pour atteindre plus de 500 films par an dans les années 50.

Il fixait aussi les règles essentielles de ce qui allait devenir une tradition artistique spécifique et susciter l'attrait des foules indiennes pour ce genre de cinéma qui mélangeait le merveilleux et le sacré sur des bases mythologiques. Et depuis son origine le film indien mêlera sans distinction tous les genres cinématographiques, de la comédie au fantastique en passant par le mélodrame, l'aventure et l'intrigue policière.

Dans ce qui allait devenir un autre grand centre de production, au Bengale, à Calcutta dans le Nord-Ouest, il faudra attendre 1917 et surtout 1919 pour que naissent leurs premières productions.

Très vite, en 1918, les Anglais installèrent une censure destinée à surveiller cette production si importante et sans cesse croissante, ce qui eut pour conséquence directe de cantonner le cinéma dans un domaine folklorique, privilégiant le rêve et l'amusement, bien éloigné des réalités sociales ou politiques.

Cette même année se créa à Bombay la Kohinnoor Film Company première firme gérant ses propres studios à la manière hollywoodienne et qui importa également le même type de ''Star Système''. La Prabhat Film Company, fondée en 1929, qui tournait ses films en langue mathari, poursuivra cette ligne directrice.

Les thèmes abordés tournaient toujours autour de la mythologie, de l'évocation des Saints, de l'histoire ou du mélodrame familial. Il faudra attendre les années 50, après l'indépendance, pour qu'une véritable évolution s'accomplisse, que le cinéma s'ancre un peu plus dans la réalité, tout comme, dans le domaine des mœurs, sera accordé aux actrices indiennes (jusque-là elles seront la plupart du temps anglo-indiennes ou juives) le droit de transgresser le tabou leur interdisant de s'exhiber dans un film.

Les archives établissent qu'entre 1913 et 1931 (date du premier film parlant) 1280 films muets furent tournés. Mais les responsables de cette jeune industrie furent si négligents qu'il ne subsiste aujourd'hui qu'une quinzaine de films complets et visionnables. De ceux-là, on peut remarquer La destruction de Keechaka de Nataraja Mudallar (1917), The England Returned de Dhiren Ganguly et Lahiri (1921), Le vœu de Bishma de Raghupathi Prakash (1921), Sinhagad de Baburao Painter (1923) et Lumière d'Asie réalisé par Himansu Ray et l'Allemand Franz Osten en 1925 qui fut le premier film indien exporté en Europe. La première version de Devdas sera tournée en 1930 par P.C. Barua. Fatma Begum sera la première femme réalisatrice et productrice, entre autres, de Le rossignol du pays enchanté en 1926.

Le premier film parlant date de 1931 : La lumière du monde (Alam Ara) de Ardeshir Irani et, s'il traite d'un sujet traditionnel, il introduit dans sa conception ce qui allait devenir deux des éléments primordiaux de la production indienne : la danse et le chant.

En 1932, la création de la Motion Picture of India à Bombay est à l'origine de ce qu'on va dorénavant appeler ''Bollywood'' dont plusieurs studios (Bombay, Kolhapur et Pune) vont produire des centaines de films chantés et dansés qui vont contribuer à créer la mythologie du cinéma indien. Cette industrie, car il s'agit bien de cela, constituera un commerce florissant et suscitera ses multiples ''méga stars'' adulées et parfois même vénérées jusqu'à ce jour.

Dans les années 30, c'est plus de 200 films qui seront réalisés annuellement dans l'ensemble des états indiens, essentiellement à Bombay, Calcutta et Madras.

Citons pour mémoire Chandidas de Debaki Bose (1932), Devdas de Pramatesh Barua (1935) dont le sujet fera l'objet d'innombrables reprises, L'inattendu de Vandruke Shantaram (1937) Kismet de Gyan Mukherjee (1943).

En 1947, l'indépendance provoque la partition du Pakistan, qui lui-même se séparera plus tard de sa partie orientale pour donner naissance au Bengladesh. Mais le Pakistan n'inscrira jamais le cinéma dans ses objectifs culturels et sa production restera toujours négligeable. À l'opposé, l'Inde, désormais seul maître de son cinéma, va enregistrer le plus grand taux de progression de toute la production mondiale et devenir le plus grand exportateur de film dans toute l'Asie (excepté au Japon resté très nationaliste) le Moyen-Orient et l'Afrique.

Les grands studios d'avant-guerre vont disparaître et seront tous plus ou moins repris par des entrepreneurs indépendants qui les absorberont entièrement en quelques années.

La première conséquence de cette nouvelle organisation est qu'à partir de 1948, et cela ne cessera plus jusqu'aux années 1990, la production de l'ensemble du sous-continent va s'amplifier et connaître une croissance étourdissante. Dès 1950, c'est en moyenne plus de 500 films par an qui voient le jour, faisant de l'Inde le second cinéma au monde en terme de tournages (Après le Japon et avant les Etats-Unis). Les trois décennies 1950, 1960 et 1970 seront qualifiées ''L'Âge d'or'' du cinéma indien.

Mais il demeure toujours inconnu dans le monde occidental et les histoires du cinéma ne signalent pour cette période, que le film de K.A. Abbas projeté à Moscou en 1946 : Les enfants de la terre, film à caractère social et progressiste qui, pour ces raisons, connut un certain succès. Depuis, plusieurs rétrospectives ont permis de découvrir quelques chefs-d'œuvre restés jusqu'alors ignorés tels que Deux hectares de terre de Bimal Roy (1954), Les assoiffés de Guru Dutt (1957), Mother India de Meeboob Khan (1957), Fleurs de papier de Guru Dutt (1959), Le grand Moghol de K. Asif (1960), L'étoile cachée de Rtiwik Ghatak (1960).

Pourtant, en 1955, un cinéaste allait contribuer à faire connaître dans le monde entier le cinéma indien au point de l'assumer trop souvent à lui seul : Satyajit Ray. Son premier film La complainte du Sentier (Pather Panchali) s'impose comme un film d'auteur, rompant définitivement avec les recettes en vigueur. Mrinal Sen, un des grands cinéastes indiens des années 80 dira à propos de Pather Panchali : « Ce fut un grand événement, ce fut une grande leçon, cela a formé un courant et cela a été contagieux. Malgré la résistance du cinéma commercial, la contagion s'est répandue. Pather Panchali a été le début d'un changement dans le cinéma indien. Il a été le commencement d'un nouveau voyage. »

Le film fut découvert en Occident en 1956 par les responsables du Musée d'art moderne de New York. Il fut présenté au Festival de Cannes (à cette époque il n'y avait pas de sélection officielle) où il obtint, grâce à André Bazin qui l'avait adoré, le Prix du ''Document Humain'', crée à cette occasion.

Il connut immédiatement un immense succès ce qui permit à son réalisateur de tourner une suite : Aparajito, qui obtint, l'année suivante, en 1957, le Lion D'Or à Venise.

Cette renommée lui permis ensuite de réaliser, en 1959, Le monde d'Apu, dans lequel il poursuit la biographie du héros de Pather Panchali, Apu, devenu adulte. Il concluait ainsi une trilogie que le public n'allait plus dissocier (La trilogie est souvent reprise sous ce même titre).

Mais, si le succès est énorme en Europe et aux Etats-Unis, même si c'est aussi un succès au Bengale, ce n'est jamais, à l'échelle indienne, qu'un film régional réservé à une certaine catégorie de spectateurs. (Le Bengali, langue dans laquelle ces films furent tournés, n'est parlé que par à peine 10 % de la population indienne).

Et il en sera de même de tous les autres films de Satyajit Ray qui voulut toujours rester fidèle à ses racines et qui refusait qu'ils soient synchronisés en hindi ou en tamoul. Il lutta toujours pour que, lorsque ses films sortaient à Bombay, ils soient ou sous-titrés, ou commentés par un interprète recruté à cet effet.

(A suivre)

Alain Jacques Bonnet