En nommant en 2002 son film Un film parlé, Manoel de Oliveira veut insister sur son attachement à la parole, mais il veut aussi signifier qu'il ne suffit pas au cinéma d'être parlant pour rendre la parole. En effet, dès avant le cinéma parlant, l'éloquence est montrée. Cette éloquence constitue le travail du corps des acteurs qui soulignent de gestes la parole inaudible. Si le cinéma burlesque surjoue les attitudes, il prend son modèle plutôt dans les arts de la pantomime ou du cirque. Cela explique sa difficile survie dans le cinéma parlant.

En revanche deux voies se dessinent dans le jeu des acteurs. D'un côté, des comédiennes reprennent au théâtre la gestuelle qui met en valeur leur rôle. Brigitte Helm, par exemple, dans Metropolis de Fritz Lang ou L'Atlantide de Pabst, appuiera son jeu sur la théâtralité du décor et du maquillage, les cérémonies représentées, la splendeur des costumes, la ferveur qui l'entoure pour développer l'expression du visage, des bras, des mains, du corps entier : tout concourt à en faire une star, les rôles la placent au centre du dispositif, tous les regards tournés vers elle, comme celui du spectateur, qui convergent vers elle, mais cet excès de théâtralité pour des productions à grands spectacles fait passer l'acteur au second plan. À l'inverse, Louise Brooks devient une égérie grâce au rôle de Loulou de Pabst. Son allure moderne, son jeu donnant au mélodrame une intensité plus brute et sensuelle conquièrent les spectateurs et alertent la censure. Si l'héroïne de Metropolis fait tourner la tête des hommes qui jouent dans le film, celle de Loulou fait tourner la tête des spectateurs.

Faire son numéro ...

Dans le cinéma parlant, le théâtre semble avoir trouvé son accomplissement : une scène, des dialogues. Et le cinéma tirera parti du dispositif théâtral pour filmer ces dialogues, avec cependant une différence : la caméra est montée sur scène ! Car ce qui change dans la parole au cinéma, ce n'est pas tant le jeu d'acteur que le rapport de la parole et de l'image.

Prenons la partie de cartes de Marius d'après la pièce écrite par Pagnol en 1929 et réalisé par Alexander Korda en 1931. Une phrase vient à la mémoire : « tu me fends le cœur ! » Elle s'imprime dans la mémoire collective à l'image des tirades célèbres du théâtre. Mais en regardant cette scène on voit ce que le cinéma doit au théâtre et en quoi il tente de s'en arracher.

D'abord le cadre général de la scène est le bar La Marine, vide ; au centre de l'image et de la scène : une table ; autour de la table : quatre personnages. Face au spectateur Panisse (Fernand Charpin), celui qui rappelle les règles du jeu, dit qu'il ne faut pas parler pendant qu'on joue, que le jeu est sérieux, bref, l'arbitre. De dos, Monsieur Brun (Robert Vattier), le Lyonnais discret et muet pendant presque toute la scène. Et s'opposant à gauche et à droite de la table, de profil comme sur le ring, les deux partenaires ne se comprenant pas et tentant de communiquer, César (Raimu) et Escartefigue (Paul Dullac).

Si le spectateur ne franchit pas la rampe, il a en Monsieur Brun une figure déléguée qui assiste muet à l'échange. Cet échange est joué dans le plan, sans coupe, à distance, tous les personnages réunis et visibles dans le cadre grâce à une légère plongée. Nous sommes à la loge royale du théâtre pourvus de jumelles. Notre plaisir est celui du théâtre, les acteurs jouent tels des comédiens dans la continuité ; le roublard César à gauche, le naïf Escartefigue à droite, surveillés par Panisse au centre. Mais c'est quand Panisse rappelle la règle qu'on ne doit pas parler quand on joue, que la caméra saisit l'occasion pour rompre cette théâtralité : la place est laissée au mime en plans rapprochés. César fait mine de se fendre le cœur avec la main avant de dire et répéter la réplique. Le champ-contrechamp fait se succéder le dialogue muet des deux partenaires. Le spectateur entre dans le jeu, se fait complice des grimaces, partage les moqueries.

Et les acteurs retiennent leur jeu, la caméra ayant réduit la distance avec le spectateur, on savoure les mots sans que le corps du comédien cherche à en appuyer l'effet pour une salle entière. Ne reste de la théâtralité que le déroulé du dialogue sans accroc ni improvisation. C'est ce déroulé qui donne le sens du montage de cette scène.

La mise en scène en fonction des dialogues impose au cinéma un retour des règles théâtrales. Dès le développement du cinéma parlant, la question de l'enchaînement des répliques se pose. Ainsi Howard Hawks considérait que le parlant « ralentissait les films. » Il tentait donc de faire parler ses acteurs plus vite que leur débit naturel, trouvant que le jeu en devenait moins forcé, comme dans la vie où les gens parlent vite et se coupent la parole. Ce système est à son maximum avec La Dame du vendredi (1940) où tous les acteurs parlent encore plus vite que dans ses autres films et où souvent les dialogues se chevauchent. On peut remarquer que le choix radicalement inverse renforce la théâtralité : dans India Song, Marguerite Duras fait prononcer les dialogues par les personnages en voix off sans qu'on ne les voit parler à l'image. Pour le spectateur un étrange ballet des corps, lent comme dans une cérémonie s'instaure.

Trop parler, parler de façon trop apprêtée, parler avec emphase : tels sont les traits caractéristiques de la théâtralisation de la parole.

Mais il faut aussi voir l'avantage qu'en retire le cinéma. D'abord cette parole typique permet d'identifier l'acteur à sa voix. Et ce système est présent dès le début du parlant, qui fut aussi et surtout un début chantant ! La comédie musicale ou l'introduction du chant dans les dialogues valorise l'acteur comme sur une scène le passage du dialogue à la chanson.

Dans La Belle équipe de Julien Duvivier (1936), Gabin tout en marchant au bord de la Marne, accompagné d'un accordéoniste, chante « Quand on s'promène au bord de l'eau », qui sera un grand succès de l'époque, ou l'année suivante, Jean Renoir tourne un film sur la Révolution française autour d'une chanson qui structure le film : La Marseillaise. Cette alternance sera même mise en scène par certains films, comme dans La Grande illusion, où l'organisation d'un spectacle de prisonniers donne l'occasion à Carette de chanter « Si tu veux Marguerite ». La mise en abyme du théâtre donne donc l'occasion dans les films de retrouver les codes du music-hall, cumulant pour le spectateur les plaisirs des deux spectacles.

Faire littéraire ...

Ensuite l'autre avantage tient à l'effet littéraire. Certains cinéastes cherchent à rendre hommage au théâtre. Rohmer construit ses films sur le contraste du naturel des lieux et des situations et la sophistication de sa narration et de ses dialogues. De façon générale, la comédie cherche ses effets dans les ressources rhétoriques du théâtre. Le bon mot, celui qui fait rire, celui qu'on répète parce qu'il caractérise le personnage, sert aussi à marquer le spectateur qui le répètera. « Quand j'écoute du Wagner, ça me donne envie d'envahir la Pologne » dit le personnage interprété par Woody Allen dans Meurtre mystérieux à Manhattan en 1993, et c'est devenu comme une citation de Woody Allen lui-même. Et la profession de dialoguiste, typiquement française, a donné l'occasion d'écrire des dialogues particulièrement théâtraux ; pensons à Michel Audiard et au succès des Tontons flingueurs !

Bien que la Nouvelle Vague veuille rompre avec cela, remarquons que des phrases des films de Godard ou Truffaut sonnent encore aux oreilles des cinéphiles comme des vers de Racine pour les littéraires d'antan. « La photographie, c'est la vérité et le cinéma, c'est vingt-quatre fois la vérité par seconde » Le Petit soldat, Godard, (1960) ; « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens lui donnant son équilibre et son harmonie » Truffaut, L'Homme qui aimait les femmes (1977). Ainsi s'il faut adapter des pièces de théâtre autant avoir recours aux spécialistes !

Quand Peter Greenaway adapte La Tempête de Shakespeare en 1991, il a un projet plastique très développé. Le film est composé d'incrustation d'images, de reproduction de tableaux, d'effets divers. Pourtant son film, Prospero's books, fait appel au grand acteur shakespearien John Gielgud pour interpréter le rôle de Prospero, celui qui avait déjà interprété Cassius en 1953 dans Jules César de Joseph L. Mankiewicz, le Chœur en 1954 dans Roméo et Juliette de Renato Castellani, George en 1955 dans Richard III de Laurence Olivier et Henry IV dans Falstaff, d'Orson Welles en 1965. À sa sortie le film désorienta le spectateur, en cumulant virtuosité visuelle, verbale et musicale (avec la partition de Michael Nyman). Il fallut, en France, faire précéder le film d'un résumé de l'intrigue tant il y avait à voir, lire et entendre !

Réconcilier théâtre et cinéma ...

Cependant ces liens avec le théâtre peuvent présenter des situations paradoxales. Ainsi quand Welles adapte en 1948 Macbeth, il fait parler ses acteurs avec l'accent écossais, lieu de déroulement de l'action. Le résultat laissa le spectateur anglo-saxon interloqué, il ne comprenait plus la langue de Shakespeare ! De son côté, Pasolini adapta deux tragédies antiques, Oedipe Roi et Médée.

Ces films montrent un monde d'avant le théâtre, un monde barbare et violent. Ici le poète s'est emparé de ce monde mythique en le dépouillant de ses artifices théâtraux pour en donner une interprétation cinématographique.

Le théâtre peut aussi servir de lieu d'expérimentation du cinéma. Joseph Mankiewicz demande à Anthony Shaffer d'adapter sa propre pièce Le Limier. Un huis clos et deux acteurs face à face. Toute la distribution est nommée aux Oscars ! En réduisant ses moyens, le cinéma se rapproche du théâtre, mais parvient parfois à fusionner leur art.

Mais le cinéma peut rendre hommage au théâtre en cherchant à magnifier son art. Attitude paradoxale mais que choisit Renoir pour Le Carrosse d'or en 1953. Après treize années passées à l'étranger, le réalisateur choisit cette adaptation du Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée pour revenir tourner en Europe. Le projet, envisagé depuis longtemps et destiné au marché anglo-saxon, lui est proposé par des producteurs italiens, après le désistement de Luchino Visconti. Jean Renoir pose plusieurs conditions avant d'accepter de réaliser le film.

Tout d'abord, il souhaite que le film soit tourné en Technicolor. Il s'agit ainsi de la première superproduction européenne en technicolor sans participation américaine. L'affiche française mentionnera « La première superproduction française en Technicolor ». Ensuite, il impose que, contrairement aux habitudes de tournage italiennes, le son soit enregistré en direct au lieu d'être post-synchronisé.

Ce film dès lors prolonge la réflexion de Renoir sur la comédie et la vie, demandant où s'arrête l'une pour laisser place à l'autre on y déclare : « Tu n'es pas faite pour ce qu'on appelle la vie, ta place est parmi nous, les acteurs, les acrobates, les mimes, les clowns, les saltimbanques. Ton bonheur, tu le trouveras seulement sur une scène, chaque soir, pendant deux petites heures en faisant ton métier d'actrice, c'est-à-dire en t'oubliant toi même. À travers les personnages que tu incarneras, tu découvriras, peut-être, la vraie Camilla » Et ceci est dit à l'écran ! Au bout du compte, l'important nous dit Renoir, c'est la vie et la façon dont les arts la représente. Et Jacques Lourcelles de conclure sur ce film consacré au théâtre en disant que « Le Carrosse d'or est l'un de ces quelques films qui permettent de croire à la supériorité du cinéma sur tous les autres arts ». Enfin c'est en hommage à ce film que Truffaut nomma sa société de production Les Films du Carrosse en 1957.

Concluons donc avec Renoir que s'ils s'opposent le cinéma et le théâtre conjuguent leurs efforts pour interroger la vie et la réalité dans leur rapport aux représentations, à la question de la sincérité et au plaisir pris à mentir, jouer, dissimuler et faire douter.

Laurent Givelet