Si la musique au cinéma permet au réalisateur d'exprimer ce que l'image ne peut montrer, comme les pensées qui animent ses personnages, les sentiments qu'ils éprouvent, les rêves qui les agitent, elle peut être également un moyen qu'il se donne pour s'adresser directement aux spectateurs comme pour réinscrire l'univers qu'il met en scène dans un discours qui le dépasse et le sublime.

Dans 2001, l'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick joue sur des discordances entre les images et la musique dans le but de surprendre les spectateurs. Alors que le film s'ouvre sur un monde des origines dans lequel des humanoïdes découvrent un monolithe noir dont la présence perturbe leur comportement, on entend un chœur a cappella qui exécute Le Requiem de György Ligeti. Cette musique contemporaine qui se marie dans un traitement futuriste avec des images censées nous ramener à l'aube de l'humanité, tisse, au-delà des 4 millions d'années qui les séparent un lien entre ces humanoïdes et les spectateurs qui partagent la même angoisse d'ordre métaphysique, voire cosmique face aux mystères de l'univers.

Après un long silence musical, au cours duquel ces hommes primitifs s'emparent d'os en guise d'outils et d'armes, on entend, dans un même rapport de contiguïté et d'analogie entre eux et les spectateurs, l'ouverture de Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Puis dans une ellipse, la plus extraordinaire de l'histoire du cinéma, un os lancé en l'air se transforme en vaisseau spatial dans un mouvement circulaire. Et même s'il n'y a aucun lien de parenté entre les deux musiciens, si ce n'est qu'ils partagent le même patronyme, c'est au tour de Johann Strauss de nous faire entendre Le beau Danube bleu, cet air de valse plus à même de traduire le parcours du vaisseau spatial. Ce n'est pas sans humour que Stanley Kubrick associe le mouvement du vaisseau à une danse autrichienne.

À la circularité de l'image, dans son cadrage et son montage synchronique, correspond celle de la valse. En choisissant cette musique qui suscite des connotations de la Belle Époque, Stanley Kubrick, par son ironie, se joue de la surprise des spectateurs, médusés par cette analogie discordante entre le monde aérospatial, futuriste, et le monde révolu de Vienne.

Dans Accattone (mendiant en italien), Pier Paolo Pasolini met en scène un petit proxénète de banlieue romaine, celle-là même qu'il a connue à son arrivée dans les années 50 dans cette ville. Dans ce premier film de 1961, on retrouve toute l'ambiance de ses romans comme Les Ragazzi (Ragazzi di vita) ou Une Vie violente (Una Vita violenta) dans lesquels tout un lumpenprolétariat s'agglutine dans ces bidonvilles qui prolifèrent, à cette époque, aux portes de Rome.

Tous vivent d'expédients et la prostitution n'est qu'un moyen comme un autre pour survivre. Sur les images triviales qu'il nous donne à voir, il utilise des passages musicaux extraits de La Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach. Et comme l'écrit Hervé Joubert-Laurencin dans son ouvrage qu'il lui consacre (Pasolini, portrait du poète cinéaste) paru en 1995 aux éditions des Cahiers du cinéma, Pasolini pose la question fondamentale de la relation que lui, à la fois cinéaste, romancier, poète, homme de théâtre entretient avec ces « accattoni », ce Tiers-Monde qui commence aux portes de Rome. Ainsi musique et cinéma dans une relation improbable traduisent cette tension entre réalisme et sacralité qui traverse toute l'œuvre de Pasolini.

En mêlant à la représentation de la réalité « basse » des « borgate » romaines, la musique de Bach qui appartient à sa culture classique, Pasolini subvertit le rapport de classe qui existe entre lui et ses personnages. Il s'exprime à travers eux tout en maintenant une distance, ce qui pourrait s'apparenter en littérature au discours indirect libre. Ce choix est celui d'un artiste qui se veut révolutionnaire et qui s'engage dans son œuvre, au prix de sa propre vie. Ce double point de vue qui crée cette distanciation nécessaire à la réflexion, définit le rapport que le cinéma de Pasolini instaure avec son public.

Ainsi la musique se joue des spectateurs quant à son statut dans l'image, ne se laisse pas confiner dans un rôle illustratif mais intervient dans la narration, dans l'histoire et même dans le discours que le réalisateur noue avec son public. Devenue ainsi comme insaisissable elle contribue à démultiplier le pouvoir de l'image, à amplifier la mise en scène et à donner au propos du réalisateur toute la force persuasive qui fait du cinéma, un art total.

Louis D'Orazio