Dans le cadre du festival italien et de la projection de Senso de Luchino Visconti, il me semble intéressant d'évoquer ici une autre œuvre majeure du cinéaste : Mort à Venise, et ses sources d'inspiration.

Genèse d'une oeuvre 

Tous les producteurs considéraient que le roman de Thomas Mann n'était pas adaptable.

Luchino Visconti, lecteur assidu de l'écrivain allemand, a relevé ce défi brillamment avec le talent que l'on sait. Il a fait une œuvre remarquable, fidèle au plus haut point et transposant avec finesse certains passages du roman réputés impossible à filmer. L'on pense notamment aux références hellénistiques du livre. L'artiste, chez Thomas Mann qu'il nomme Gustav d'Aschenbach, est un écrivain au faîte de sa gloire ne vivant que pour sa création artistique. Passé la cinquantaine, il succombe à une passion qui n'ira pas plus loin qu'un regard et un sourire, mais qui le ruinera intérieurement et le conduira à sa perte. Malgré l'épidémie de choléra qui sévit à Venise, il ne peut se résoudre à quitter l'être aimé. Il paiera ce désir de sa mort.

Thomas Mann se rend à Venise du 26 mai au 2 juin 1911. Parmi une série de circonstances et d'imprévus curieux, ce séjour est l'occasion d'une rencontre qu'il qualifiera de « lyrique » dans son esquisse biographique de 1930, avec un jeune noble polonais de quatorze ans qu'il appellera Tadzio.

Visconti fait d'Aschenbach un musicien, incarné merveilleusement par Dirk Bogarde qui en a saisi l'essence et la vérité profonde.

En cela le cinéaste ne trahit nullement l'auteur, il ne fait au contraire que remonter aux origines de la pensée de Thomas Mann. En effet ce dernier s'inspira de Gustav Mahler pour la description d'Aschenbach. Il admirait ce chef d'orchestre de renommée mondiale dont la mort, le 18 mai 1911, l'avait profondément touché.

C'est donc tout naturellement que Visconti utilisa la musique de Mahler, la symphonie n°5, d'une intensité remarquable dont les notes évoquent les ruelles lugubres, la solitude des palais décrépis qui renvoie à celle d'Aschenbach, l'amour interdit et intériorisé, mais aussi les reflets sur la lagune d'une Venise sublimée au coucher du soleil.

Ce qui diffère du roman est le fait que Visconti invente le personnage de l'ami d'Aschenbach, Alfred, présent dans les flash-back, afin que l'artiste puisse se confier, sans quoi, le film serait un long monologue.

Thomas Mann débute son roman à Munich où il décrit la vie d'Aschenbach, son désir de voyage, de fuite, sa lassitude. Il part pour Trieste, puis de Pola, prend un bateau qui le mène sur l'île de Brioni au large des côtes de l'Adriatique.

Mais l'atmosphère le rendait maussade. Moins de quinze jours après son arrivée, il décide de partir pour Venise. Ch III : « Où va-t-on quand on veut du jour au lendemain échapper à l'ordinaire, trouver l'incomparable, la fabuleuse merveille ? ». Et ce n'est que là, au moment du voyage en bateau vers Venise, que Visconti rejoint l'écrivain. Il fait une description entièrement fidèle au roman. On retrouve l'artiste lisant sur une chaise longue sur le pont du bateau, enveloppé de son manteau. Le groupe de jeunes gens rejoint par un vieux beau travesti qui apostrophe Aschenbach alors qu'ils approchent de l'embarcadère. On retrouve également l'exercice militaire dans le jardin public, puis le gondolier « pirate » qui l'emmène malgré lui jusqu'au Lido.

Dès cette scène, l'œuvre et le film évoquent la mort : ce passeur étrange et inquiétant rappelle la traversée vers la maison d'Hadès dans la mythologie grecque. La malle d'Aschenbach ressemble à un cercueil, faisant de cette gondole un convoi funéraire qui le conduit vers son destin fatal. Ch III « étrange embarcation [...] d'un noir tout particulier comme on n'en voit qu'aux cercueils, - cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuit où l'on n'entend que le clapotis des eaux, mieux encore, cela suggère l'idée de la mort elle-même.»

Troublé, subjugué et profondément bouleversé par la vue d'un jeune adolescent polonais dans le salon cossu de l'Hôtel des Bains, alors qu'il attendait le dîner parmi les autres convives, Aschenbach ne cesse de rechercher les occasions de le rencontrer, ou plutôt de le contempler car cette relation est muette, ils échangent des regards et un sourire, mais à aucun moment il ne lui adressera la parole, ce qui rend cette relation mystérieuse fascinante.

Le jeune Tadzio est d'une beauté fulgurante, « quasi-divine », selon Thomas Mann qui pour le décrire a recours à la mythologie, la philosophie et aux mœurs de la Grèce antique.

Pour illustrer la réflexion d'Aschenbach sur l'art et la beauté, Visconti utilise les flash-back dans lesquels il discute avec son ami Alfred. Il se souvient de ses paroles, en contradiction avec sa propre conception de l'art « La beauté – disait-il - fruit du labeur, quelle illusion ! La beauté jaillit d'un éclair, spontanément, elle ne doit rien aux présomptions de l'artiste. Elle nous frappe par les sens.» En cela, Alfred rejoint les idées d'un autre personnage de Thomas Mann, le musicien Leverkühn et son pacte avec le diable, dans Le Docteur Faustus. Il pense accéder au summum de l'art à travers le mal, la folie et la déchéance.

Balloté entre la tentation de l'abîme passionnel et la volonté de sagesse et de spirituel, Aschenbach se perdra dans sa passion fatale, foulant au pied jusqu'à sa dignité. Il essaie pourtant de lui échapper. D'ailleurs, le climat lourd et malsain ne lui convient guère, il apprend l'épidémie de choléra qui menace Venise, il fait ses bagages, arrive à la gare, il en est désespéré. Lorsqu'on lui annonce que sa malle a été expédiée par erreur à Côme, Aschenbach en éprouvera un ravissement presque impossible à réprimer, il ressentit un bonheur fou de devoir par un caprice du destin, retourner au Lido.

Dès lors, Aschenbach ne vit que par son idole, il entreprend de le suivre à travers les ruelles de Venise, alors que celui-ci se promène avec sa gouvernante et ses sœurs. Le jeune garçon fait exprès de traîner, jette un regard de temps en temps par-dessus son épaule pour voir si son admirateur le suit toujours. Ce labyrinthe de ruelles et de canaux évoque le tournant du destin d'Aschenbach, dans lequel il se perd. Dans Venise flotte une odeur d'antiseptique, le choléra plane, on asperge les puits, les ponts d'un liquide blanc « mesures préventives » dit-on. Ces évènements déguisés par les autorités officielles, lugubre secret de la ville, se confondent avec le secret du cœur d'Aschenbach, dont lui aussi redoute la découverte.

Comment ne pas se souvenir ici, de cette scène sublime du film de Visconti dans laquelle Dirk Bogarde incarne l'artiste épuisé, effondré, ayant perdu la trace de Tadzio, se laisse glisser au pied d'un puits, et contre toute attente, il se met à rire, d'un rire désespéré, comme s'il riait de sa propre déchéance, de son échec artistique, puis ce rire se transforme en sanglots. Il trouve trop tard ce qu'il a recherché vainement toute sa vie.

La référence proustienne, d'après Florence Colombani

La transformation physique d'Aschenbach intervient lorsqu'il se rend chez le coiffeur qui en fait une sorte de dandy maquillé, parfumé, les cheveux colorés, il en ressort avec une illusion de rajeunissement, une fleur en boutonnière. Cela n'est pas sans rappeler le personnage d'un immense écrivain. Ne fait-il pas penser au baron de Charlus dans la Recherche du Temps Perdu ?

En effet, Visconti a toujours été fasciné par l'œuvre de Proust. N'ayant pu concrétiser son projet d'en faire un film, il distilla à travers ses films différentes atmosphères proustiennes. Il le confirma dans une interview à Cannes en 1971 pour présenter Mort à Venise : « [...] Je crois pouvoir avec une image pénétrer dans cet espèce de labyrinthe profond de Proust, pour vous expliquer un sentiment, une position, une attitude, une tristesse, un moment de jalousie. [...] J'userai de tout ce qui est possible pour rester fidèle au sentiment proustien. ».

Comme le montre l'étude de Florence Colombani dans son livre « Proust-Visconti Histoire d'une affinité élective », on ressent à divers moments du film Mort à Venise un « sentiment proustien ». Depuis le salon de l'hôtel des Bains et ses hôtes raffinés, qui fait penser au Grand Hôtel de Balbec, jusqu'à la plage et ses élégantes dames aux robes flottantes tenant leurs ombrelles de leurs mains gantées... Plusieurs apparitions proustiennes : le directeur de l'hôtel, par son physique mais surtout par son attitude de politesse obséquieuse, ressemble davantage au personnage proustien, qu'à celui décrit par Thomas Mann ; la mère de Tadzio, évoquant la duchesse de Guermantes, parée de perles, majestueuse dans sa robe d'un rose tendre ; Charlus quant à lui s'incarne totalement dans le personnage d'Aschenbach. Il est modelé physiquement sur le personnage proustien, jusqu'aux vêtements qu'il porte : complet clair, canotier de paille, moustaches noires, une rose à la boutonnière, et comme lui, il hante une station balnéaire chic en contemplant les jeunes gens.

Mort à Venise est aussi l'histoire d'un parcours artistique, ce qui fait de Tadzio bien plus qu'un simple éphèbe tentateur et qui rapproche encore davantage le film de l'univers de La Recherche. Le jeune Tadzio incarne cet idéal artistique, exactement comme les jeunes filles en fleur à Balbec : « Et n'était-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce ? » (RTP tome II). Là encore, cela renvoie à la description de Tadzio chez Thomas Mann : « La pâleur, la grâce sévère de son visage [...], une gravité charmante et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque [...] » (Ch III La Mort à Venise).

Aschenbach, comme dans l'œuvre de Proust, est un être pour qui « il n'est pas d'amour partagé ». Son amour est solitaire, malheureux et s'achève par la mort.

Venise est bien sûr un décor commun à Proust et à Visconti. Chez l'un comme chez l'autre il y a deux Venise : l'une de lumière, l'autre de mystère. La Venise de Visconti fait apparaître le danger de mort qui rôde derrière la Beauté. Tadzio apparaît souvent comme une créature céleste. Et « l'ange d'or du campanile de Saint Marc », dont la vue emplit de joie le narrateur dans Albertine disparue, évoque irrésistiblement le Tadzio du film lui aussi « rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à fixer » dans le plan qui précède la mort d'Aschenbach.

Laure Salzmann

Sources : Thomas Mann, La Mort à Venise, Florence Colombani, Proust-Visconti Histoire d'une affinité élective.